Il se releva avec une figure hâve, des yeux de fou:
– On a assassiné quelqu’un ici! Appelle! Mais appelle donc! Appelle les domestiques!
La marquise restait là, debout, la bouche grande ouverte, les yeux pleins d’horreur, les mains tremblantes à ses joues blêmes…
– Il les a encore tués! Il les a encore tués!
Le Subdamoun s’arrachait les cheveux. Mais qui, il? «Ah! je veux savoir! je veux savoir!»
Il se trouvait près de la fenêtre entrouverte qui donnait sur le jardin intérieur de l’hôtel. Cette fenêtre, sous une brise légère, fit entendre un léger grincement.
Le Subdamoun pensa aussitôt que le criminel s’était enfui par là, avec ses cadavres!
D’un geste terrible, il finit d’ouvrir la fenêtre et bondit dans le jardin.
Le clair de lune lui fit voir, en face de lui, un homme penché sur un soupirail, qui poussait là quelque chose…
Au bruit que le Subdamoun avait fait en sautant, l’homme s’était retourné…
Et le Subdamoun reconnut «son sauveur», celui qui l’avait fait fuir de la forteresse, l’homme qui avait tué M. Dimier et tant d’autres! Il sortit son revolver de sa poche et courut à l’homme.
Celui-ci vit bien qu’il n’aurait point le temps de se glisser par le soupirail et s’enfuit… avec une vélocité incroyable… Il faisait des bonds insensés dans le jardin pour échapper au Subdamoun…
Jacques criait: «Arrêtez, ou je tire!» Mais l’homme, sans répondre, l’avait encore évité et était revenu près de la fenêtre par laquelle le Subdamoun avait pénétré dans le jardin.
L’homme sauta, par la fenêtre, dans l’hôtel.
Le petit salon était vide. Il le traversa comme une flèche, gravit un petit escalier qui conduisait au premier étage, et trouva là, sur le palier, la marquise qui appelait en vain, d’une voix mourante, les domestiques.
Devant l’apparition épouvantable, elle tomba à genoux.
L’homme dit:
– Cachez-moi, Cécily!
Et il entra dans la chambre de la marquise, dont il referma la porte.
«Cachez-moi, Cécily!» La marquise poussa un cri… Cette voix! cette façon de dire: Cécily! Et puis, ce suprême appel de celui qui avait, été le compagnon de ses jeux enfantins et qui, jadis, contentait ses moindres caprices de «demoiselle» et cette façon de prononcer ce mot: «Cécily!» comme le marquis du Touchais, à son retour. Elle en frissonna jusque dans les moelles…
Quand Jacques apparut à son tour sur le palier, elle répondit à ses questions furieuses:
– Non! je ne l’ai pas vu!
Et elle entra dans sa chambre.
Elle ne le vit pas. Elle ne savait pas où il s’était caché. Elle dit tout haut:
– Ne bougez pas!
Les pas de Jacques s’approchèrent. Le Subdamoun ouvrit la porte de la chambre de sa mère. Il avait toujours le revolver à la main. Sa rage et sa déconvenue le faisaient écumer:
– Où sont les domestiques? Il n’y a pas un domestique ici? C’est à croire que cet homme avait pour complices tous les domestiques!
Sa mère ne lui répondait pas. Elle s’était mise à son prie-Dieu et priait.
Le Subdamoun ressortit, continuant ses affolantes recherches. Il entra dans la chambre de Lydie que l’absorption d’un narcotique faisait dormir cette nuit-là plus qu’à l’ordinaire, sans doute à la suite de certaines précautions de Chéri-Bibi.
Pendant l’absence du Subdamoun de la chambre de sa mère, il n’y eut entre la marquise et l’homme qui était caché là quelque part, pas un mot d’échangé: il n’y eut entre eux que la prière qu’elle disait.
Jacques revint. Il dit:
– Cet homme est le démon et c’est cet homme qui m’a sauvé!
– Oui, fit-elle en quittant son prie-Dieu…
– Vous doutiez-vous de cela? ma mère.
– Oui, dit-elle encore.
– Mais c’est la plus épouvantable des catastrophes! Nous ne connaissons pas cet homme!
– Si, interrompit-elle. Moi, je le connais!
– Vous le connaissez!
– Oui…
Il s’était levé. Il la fit asseoir de force. Il la brutalisait. Elle ne se défendit pas.
– Depuis longtemps?
– Oui…
– Son nom?
– Chéri-Bibi!
Il eut un sursaut. Sa raison chancelait. S’il n’y avait pas eu devant lui la figure tragique de sa mère, il aurait dû croire qu’elle se moquait de lui ou qu’elle était elle-même une folle: Il était le protégé de Chéri-Bibi, de Chéri-Bibi qui avait assassiné ses deux grands-pères! Chéri-Bibi! Ah! ce nom! Il l’avait entendu autour de lui quand il était tout petit! Il avait été élevé dans un pays plein de la légende de ses crimes! Dans une maison toute sanglante encore de son passage! Il savait qu’on ne comptait plus, à cette époque, le nombre des victimes de Chéri-Bibi! Quand il passait près d’une boucherie du Pollet, à Dieppe, sa miss l’arrêtait pour lui conter l’histoire du jeune garçon boucher qui avait appris derrière ces grillages à donner son premier coup de couteau!
Il se rappelait encore qu’on cessait tout à coup de parler de Chéri-Bibi, quand la bonne, l’excellente Jacqueline, en religion sœur Sainte-Marie-des-Anges, s’approchait. Car cette sainte était la sœur de ce monstre!
Tout à coup le Subdamoun se mit à rire d’une façon effrayante.
– Voyons! voyons! voyons! Qu’est-ce que tout cela veut dire? Ce Chéri-Bibi est mort depuis longtemps!
– Non!
– Mais vous croyiez vous-même qu’il était mort!
– Oui!
– Et depuis quand savez-vous qu’il est vivant?
– Depuis que je sais que le marchand de cacahuètes et lui ne font qu’un!
– Et il y a longtemps de cela?
– Non! Il y a quelques jours!
– Et vous ne l’avez pas dénoncé?
– Il vous a sauvé!
– Que ne m’a-t-il tué à la place de ses victimes! s’écria le Subdamoun.
– Et moi aussi, hélas! gémit Cécily d’une voix étrange… Oui, vous avez raison, dix mille fois raison, Jacques. Il n’y a point au monde de personnes plus misérables que nous à cause de ce monstre! Je ne l’ai point dénoncé, mais je le maudis. J’aurais préféré mourir de sa main que de nous savoir défendus par lui!
Le Subdamoun regardait sa mère. Elle parlait sans le regarder, avec une singulière énergie dans son affreux état de faiblesse. Il comprenait de moins en moins!