– Mais au nom de qui, mais au nom de quoi, s’écria-t-il, ce bandit a-t-il répandu autour de nous tant de sang? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi cette infernale protection? C’est cela que je voudrais que vous me disiez, ma mère!
Cécily ne baissa pas la tête. Elle parlait comme les voyantes qui aperçoivent des choses que les autres ne voient pas.
– J’ai eu bien des malheurs dans ma vie, Jacques, mais je viens d’apprendre que le plus grand est celui d’avoir été aimée jadis de ce petit misérable…
– Vous, ma mère!
– Oh! il ne m’en a jamais dit un mot, mais hélas! je le sais tout de même… Un Chéri-Bibi n’ose pas parler en face à une honnête femme, mais il l’aime dans l’ombre!
– Et il lui voue ses coups de couteau!
Le Subdamoun avait jeté ce cri sauvage, puis s’était affalé sur le coin d’un canapé… Soudain il releva le front:
– Ma mère, vous m’écrirez tout ce que vous savez de cet homme. Je ne veux plus vivre que pour une chose, et quand je l’aurai accomplie, nous disparaîtrons: je veux retrouver Chéri-Bibi et le conduire moi-même à ses juges!
Jacques avait à peine achevé de prononcer cette phrase que la porte d’un placard s’ouvrit et que l’homme se présenta:
– Me voilà, dit-il, en croisant les bras. Je suis prêt à vous suivre! Livrez-moi!
Le Subdamoun avait toujours son revolver à la main; il eut un mouvement instinctif et visa l’homme.
L’homme ajouta:
– Ou tuez-moi!
– Cela vaudrait peut-être mieux, fit le Subdamoun en repoussant la marquise qui s’était jetée sur son bras… mais pas devant ma mère!
– Où vous voudrez!
Cécily conseilla, d’une voix sourde, entre ses dents claquantes:
– Jacques, laisse partir cet homme! et que nous ne le revoyions jamais plus! Qu’il disparaisse comme nous disparaîtrons nous-mêmes!
– Oh! fit Jacques, monsieur et moi, nous avons quelques petits secrets à nous dire!
Et il ouvrit la porte de la chambre.
– Monsieur veut-il descendre dans mon cabinet? L’homme passa. Le Subdamoun, revolver au poing, suivait.
La marquise n’avait plus la force de se soutenir. Elle n’essaya même pas de les suivre. Elle avait accompli un effort surhumain en essayant de cacher le monstre. Elle laissa faire le destin.
Et sa porte fut refermée. Mais elle n’était pas plutôt refermée qu’elle s’ouvrit à nouveau et qu’une ombre se glissait dans la pièce. Cécily était en plein cauchemar. Elle ne s’étonnait plus de rien. Elle revint encore une fois à la réalité des choses en entendant la voix de l’ombre qui disait:
– Je demande bien pardon à madame la marquise, mais il faut que j’aie sur-le-champ un petit entretien avec madame la marquise! Et elle reconnut l’ombre.
Mme la marquise du Touchais avait devant elle M. Hilaire, son fournisseur habituel de la Grande Épicerie moderne.
XXXVIII CHÉRI-BIBI ET LE SUBDAMOUN
Dans son cabinet de travail, le Subdamoun écoutait Chéri-Bibi. D’abord, cela avait été un échange de propos rapides, terribles. Maintenant Jacques paraissait désarmé devant l’incroyable audace du monstre. Chéri-Bibi ricanait:
– Oui, j’ai osé cela, cher monsieur, sans vous en demander la permission. De quoi vous plaignez-vous? Vous n’êtes responsable de rien! Vous ne savez rien! Et personne ne saura jamais rien si vous êtes assez fort pour continuer de l’ignorer vous-même! Que diable, cher monsieur, vous avez fait la guerre! En paix aussi, il y a des morts nécessaires! Depuis de longues années, je travaille dans l’ombre pour vous, vous évitant tout désagrément! Me chargeant des besognes les plus répugnantes. Vous n’ayez eu que le beau rôle, la gloire! Et, depuis quelque temps, j’ai pris pour moi tous vos ducs d’Enghien! Vous, vous n’avez eu à marcher qu’au nom de la vertu et vous n’avez connu qu’elle! grâce à moi… Là-dessus vous me menacez de me tuer. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, si j’ai réussi?
«Mais ai-je réussi? Toute la question est là! Après m’avoir tué, allez-vous me dénoncer, c’est-à-dire vous dénoncer vous-même? N’aurai-je tant travaillé que pour que ce pays retourne à l’anarchie d’où je l’ai tiré en mettant à sa tête un homme vertueux et auquel le bedeau de Notre-Dame lui-même n’aurait rien à reprocher! Réfléchissez! Vous n’êtes pas un enfant! Que diable! Vous revenez des camps! L’aigle guerrier n’engendre pas la timide colombe! Vous me comprendrez! Vous finirez bien par me comprendre!
– Je comprends que vous êtes un assassin, exprima le Subdamoun d’une voix sèche, en essuyant d’un revers de main la sueur qui coulait de son front blême.
– Un assassin! répéta Chéri-Bibi… Qu’est-ce qu’un assassin? Pourriez-vous me le dire? Oh! je connais la formule! C’est celui qui tue son prochain avec préméditation… Si je vous disais, monsieur, que, moi, j’ai toujours prémédité de sauver mon prochain et qu’avec cette préméditation-là, le plus souvent, il m’est arrivé de le tuer! Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse? Autrefois, je disais: Fatalitas! Maintenant je ne dis plus rien et je crois au bon Dieu, au bon Dieu de mon enfance, qui punit les méchants par ma main, voilà tout! Je n’ai rien à y voir!
– M. Dimier était un honnête homme et un bon magistrat! fit le Subdamoun de plus en plus effaré de la théorie épouvantable du monstre.
– M. Dimier était mon ami! J’aurais donné ma vie pour sauver la sienne… J’ai pris la sienne pour sauver la vôtre! Sachez donc, cher monsieur, que je n’ai jamais tué que lorsque je n’ai pu faire autrement. On n’est pas un assassin quand on ne tue que lorsqu’on ne peut faire autrement!
– On n’a le droit de tuer que lorsqu’on est en état de légitime défense!
– Monsieur, depuis ma plus tendre enfance, je suis en état de légitime défense vis-à-vis de la société qui n’a cessé de m’attaquer! Un autre aurait pu en vouloir à la société! Moi je lui ai pardonné! J’ai mieux fait que de lui pardonner! J’ai rêvé de la réformer, de travailler à la rendre meilleure et plus habitable sous un chef de mon choix! Et qui ai-je choisi? Vous! Et vous avez l’air de n’en être pas flatté! Vous faites le dégoûté! Vous vous retournez et vous dites: «J’avais cela derrière moi!» Mais, mon petit cher monsieur, si vous n’aviez pas eu cela derrière vous, vous n’auriez eu personne devant vous pour vous admirer, pour vous dire: «Qu’il est beau! Qu’il est brave! C’est lui qu’il nous faut! Tout lui réussit!» Tout vous réussit! Monsieur, sans moi, vous n’auriez pas été élu à votre première élection!
– Mon concurrent a été victime d’un accident d’automobile, déclara le Subdamoun qui tremblait d’angoisse mais qui montra un front hautain.