— J'espère bien que non.
— Si j'aurais déclenché un conflit international, je m'en voudrais toute ma vie, se lamente sa Majesté.
— T'inquiète pas, ça se tassera. Les zigotos du consulat ont intérêt à écraser le coup au maximum. Jusqu'ici, tout dans leur comportement indique qu'ils ne souhaitent pas de publicité.
Nous tortorons nos choucroutes en silence. Je baigne dans un bien-être suave.
C'est pas mauvais de bouffer une choucroute chez Lipp lorsqu'on vient de voir la mort d'aussi près. Notre souper terminé, je dépose le Gros devant sa lourde et je retourne au burlingue pour mettre le Vieux au courant des événements. Il parait soucieux. Lui aussi craint l'incendie problématique.
— Cette visite domiciliaire ne s'imposait pas, proteste-t-il.
— Elle m'a tout au moins permis de découvrir l'image que voici, Patron.
Il examine la photo de la fille aux tresses. La présence de Pinaud, aux côtés de la jeune personne, ne laisse pas que de le troubler.
— Il faut avoir une explication avec Pinaud à propos de cette personne.
— J'y vais de ce pas. Vous ne pourriez pas donner des instructions aux collègues qui seront chargés de l'enquête pour qu'ils se mettent en veilleuse ?
— Naturellement, bougonne le Dabuche. Mais dans quelle fâcheuse situation vous me mettez, San-Antonio ! Par moments, mon cher, je vous le dis tout net, vous n'avez plus de mesure !
— Ce sont les résultats qui comptent ! riposté-je.
— Justement, je crains que ceux-ci ne soient pas très convaincants !
— L'avenir le dira ! postillonné-je.
— Qu'il le dise vite ! grince le Dirlo.
— Me permettez-vous de me retirer ?
— Je vous en prie !
Je me mets à écarter mes compas en direction de la lourde. Au moment de la franchir, la voix du Vioque retentit.
— San-Antonio !
Volte-face de l'interpellé. L'homme chauve sourit.
— Allons, allons, mon bon ami, raisonne le pape de la rousse, nous sommes un peu sur les nerfs. Ne nous quittons pas sur une mauvaise note.
Il s'avance, sa belle paluche en peau de quenouille tendue pour la prise de congé délicate. On s'en presse dix (cinq chacun) et on se quitte.
Le gardien de la paix qui veille Pinaud dort comme un gardien de la paix en faction. Je lui tripote le bâton et il ouvre un œil comateux.
— On ne passe pas ! bafouille-t-il.
En voilà encore un qui se croit à Verdun. Je lui déballe mon pedigree et il rectifie la position, ce qui compromet celle de sa chaise. Je pénètre, la tête haute, dans la carrée pinuchienne. Le Débris dort dans ses bras. Je toque à l'un d'eux et il me dit d’entrer.
Je lui réponds que je n'ai pas la clé, alors il m'assure qu'il va descendre m'ouvrir. Enfin il sort des limbes et me reconnaît.
— Encore toi ! reproche-t-il.
— Encore moi.
— Tu tombes à pic, ça t'ennuierait de me gratter autour du nombril ? C'est fou ce que ça me démange.
— A ma prochaine visite je t'apporterai une râpe à fromage, promets-je, ou si tu préfères une lampe à souder, ce sera plus efficace.
L'ayant gratté dans la région indiquée, je lui montre la photo de Miss Tresses.
— Tu connais cette amazone ?
— Bien entendu, elle a été ma secrétaire du temps où j'avais mon Agence de police privée. Elle s'appelle Yapaksa Danlhavvi. C'est une charmante fille, très capable, très honnête et, comme tu peux en juger sur cette photo, d'un physique qui n'est pas à dédaigner.
— Elle est Alabanienne ?
— Je ne l'avais pas remarqué, s'étonne Pinaud. Elle cause français comme père et mère !
— Ce qui ne saurait être concluant, ses parents devant parler l'alabanien. Où demeure-t-elle, cette belle tressée ?
— Rue Saint Martin, au 44.
— J'irai la visiter demain matin. Je commence à piger la raison pour laquelle ces gens ont voulu te supprimer.
— Laquelle t'est-ce ? demande Pinuche sur lequel Béru a une forte influence.
— Lorsque tu t'es présenté, en vitrier, le secrétaire qui doit avoir une mémoire visuelle très exercée s'est souvenu de ta physionomie laquelle est assez marquante j'en conviens. Sans doute est-il allé vérifier dans le dossier. Et comme il n'est pas idiot, il s'est tenu le raisonnement suivant. « Cet homme qui cherche à nous blouser est aux côtés d'une de nos compatriotes, sur la photographie, dans une posture familière. Peut-être est-il Alabanien ? S'il est Alabanien, il a compris ce que je disais au téléphone. Donc il faut coûte que coûte le faire taire ».
— C'était si important que ça, ce qu'il disait ?
— Je ne vois pas d'autre explication rationnelle, mon petit Père. Bon, je te laisse finir ta nuit ; recolle-toi bien, Pinuche.
— Attends, ça t'ennuierait de me gratter la plante des pieds ?
— Un peu, avoué-je, je n'ai pas de gants.
Je m'en vais, l'abandonnant à ses démangeaisons.
Rentré chez moi, je vais droit au frigo et je me tape un grand verre de lait glacé. La nuit, avant la dorme, c'est radical (comme disait le président Herriot). Sur la pointe des pinceaux je monte dans ma chambrette. Le papier cretonne, le lit de bois bien ciré, les vieux meubles fourbis par Félicie sont de bons amis accueillants dont la sérénité me calme. Je m'introduis entre deux draps bien frais et j'y vais de la ronflette réparatrice avec rêves d'azur et vue imprenable sur le néant.
Quand je me lève, le lendemain matin, il fait un temps merveilleux. Le soleil crépite, les petits oiseaux préparent leur concours d'entrée à la Scala de Milan et le ciel bleu ressemble à la bannière des enfants de Marie. Je prends brusquement une décision héroïque. Une décision comme je n'en ai encore jamais prise : celle de rester chez moi.
Parfaitement, les gars, comprenne qui peut, votre San-Antonio valeureux, celui qui pulvérise les mâchoires et les mystères les plus solides, éprouve, tout à coup, l'envie de jouer les pères pantoufles. Après ce démarrage en trombe dans la plus délicate et la plus surprenante des enquêtes, la nécessité d'un temps mort se fait sentir. Je me dis qu'il ne suffit pas de toujours foncer bille en tête dans la vie ; par instants on a besoin de faire le point, et parfois aussi — de faire le poing. Félicie prépare un cacao-maison dans la cuisine. Une bonne odeur de toasts grillés flotte dans l'air à la ronde. Je cramponne ma bonne vieille par les épaules et je lui fais la bise matinale number one. Elle se retourne, radieuse et me découvrant en pyjama murmure, d'une voix qui n'ose pas exprimer trop d'espoir.
— Tu n'es pas pressé ce matin ?
— Non, M'man. Aujourd'hui je me donne campo. J'ai bien envie de faire un peu de jardinage.
It is the big comotion pour Félicie. Elle en reste comme deux ronds de flan, la pauvre chérie, et le cacao perfide en profite pour tenter une évasion surprise. Mais M'man, c'est pas le genre de personne qui se laisse feinter par une casserole de cacao. Elle jugule la tentative en coupant le gaz d'un geste preste.
— Bien vrai, mon grand, tu passes ta journée ici ?
— C'est juré, M'man.
— Alors je vais te faire des filets de sole au vermouth et des rognons sautés !
— Tu vas me déguiser en Bérurier, M'man, avec ta cuisine façon Grand Véfour !
La voilà toute joyce, la chérie.
Je m'habille en cradingue et je vais bricoler la végétation du jardin. Un escargot me fait les cornes, une abeille joue du vibreur, c'est bath. Voyez-vous, bande d'empaquetés, on ne se rapproche pas assez de la nature. Nous vivons tous à califourchon sur la fusée Atlas en rouscaillant parce qu'elle ne va pas assez vite. On devrait davantage s'asseoir dans son jardin et regarder les abeilles faire leur petit turbin. Il est loin, le consulat d'Alabanie et son étrange faune morte ou vivante. Je me demande comment ça se passe chez ces messieurs. Mais je me le demande avec détachement, en me foutant pas mal de la réponse. Je n'ai même pas l'idée de bigophoner au Vieux pour lui demander ce qu'il en est ! Je vous le répète, je suis en pleine léthargie.