— J'étais de garde, fait la gentille enfonceuse de thermomètre en rabattant le drap sur le visage du boulanger. Et puis cet infirmier est arrivé. Il avait un pardessus sur les épaules. Il m'a demandé dans quel lit se trouvait le vitrier qu'on avait amené dans la journée et qui était tombé d'une fenêtre.
Je lui cramponne vivement une aile. Elle ne tente rien pour se dégager. Au contraire, ce contact ne paraît pas lui déplaire.
— Vous n'aviez jamais vu cet infirmier ?
— Non, jamais, mais ici il y a tellement de personnel. J'ai pensé qu'il arrivait d'un autre service, comprenez-vous ?
— Ensuite ?
Il fait froid dans cette pièce, c'est peut-être pour ça que la gosse a tendance à se blottir contre moi. Qu'est-ce que vous en pensez ?
— Je lui ai répondu qu'il se trouvait dans la salle B et qu'il occupait le lit numéro 3.
Elle rosit.
— Je me suis trompée, le blessé en question occupé le lit numéro 4.
Ecoutez, les gars, je ne sais pas si vous partagerez mon point de vue (et si vous ne le partagez pas je m'en tamponne le coquillard) mais j'estime qu'il y a des jours ou votre ange gardien mérite un petit air de luth. Celui de Pinuche aujourd'hui a droit à une auréole au néon ! Je vous fais juge, comme disait un président de Tribunal. Voilà un bonhomme (je cause de Pinuche) qui tombe du troisième sans se buter et qui échappe au chargeur d'un mitrailleur diplômé parce que la garde de nuit a une tête de linotte. Du coup, je ressens une grande tendresse pour cette mignonne rouquine qui a sauvé la vie de mon Pinaud.
Je lui prends la taille et lui décerne la récompense suprême du commissaire San-Antonio : le grand bavochard glouglouteux à muqueuse consentante. Elle aime.
Vous allez m'objecter que l'endroit ne se prête pas à une séance de ce genre, pas vrai, bande de conformistes ? Est-il besoin de vous affirmer que je n'ai rien à fiche de vos objections et que vous pouvez les utiliser comme suppositoires ?
Je sais bien que dans le personnel hospitalier on n'est pas précisément rosière de mère en fille, pourtant ma franchise proverbiale m'oblige à vous dire que cette infirmière-là en connaît un bout long comme ça dans le traitement de la prostate. C'est surtout dans l'ascenseur qu'elle me donne un aperçu en bécorama de ses capacités. On bloque la vaste cabine entre le sous-sol et le rez-de-chaussée et on se joue « Comment-ça-va-chez-vous, comment-ça-va-chez-toi » en dos majeur.
Je suis dans une forme éblouissante. D'ailleurs la gosse est éblouie, faut se rendre à l'évidence, par ses propres moyens.
L'impromptu, c'est une science, les gars. J'appartiens à la race des improvisateurs, moi. Allez demander à cette gosse, et vous verrez ce qu'elle vous répondra. Elle m'a fait un certificat mais je l'ai oublié dans le tiroir de mes bretelles du dimanche.
Béru est en train de manger des bonbons lorsque je reviens. Pinaud m'annonce avec aigreur que le Gros a pillé la table de nuit de son voisin de lit. Il ajoute que ça ne se fait pas et qu'il se dissocie formellement de son collègue. Avec un haussement d'épaules Béru me désigne alors sa victime : un petit vieux dont le nez rejoint le menton et qui dort en faisant un bruit de mixer.
— Vise-moi ce pauvre pépé, fait le cynique personnage. Il a l'air tellement vaillant que les croque-morts doivent z'être en train de le jouer à la belote ! Et puis c'est pas avec des gencives qu'on peut bouffer des caramels. Sa boîte à dominos est complètement vide, il roule sur la chambre à air, vise un peu. Excepté la purée et le yaourt, y peut plus s'envoyer grand-chose. Ah, elle est bien passée, l'époque où ce qu'il dégoupillait des grenades avec les dents. T'as trouvé du neuf ?
— J'ai appris que c'était Pinaud qu'on voulait liquider ; seulement il y a eu maldonne et c'est son voisin de plumard qui a dégusté le potage.
Le Débris devient verdâtre.
— Comment ça, on voulait me liquider ? bavoche-t-il. Qu'est-ce que j'ai fait ?
— C'est sûrement un coup de nos petits camarades du consulat. Ecoute, Pinuche, tu vas essayer de rassembler tous tes souvenirs pour une conférence de presse. On veut te supprimer parce qu'au cours de ta visite chez les Alabaniens tu as dû repérer ou entendre quelque chose d'important. Quelque chose qu'ils ont décidé de te faire oublier coûte que coûte, tu comprends ?
Il branle le chef misérablement.
— Je n'ai rien vu de plus que ce que je t'ai dit.
— Et entendu ? Ne m'as-tu point rapporté que le secrétaire téléphonait dans la pièce voisine pendant que tu attendais ?
— Il parlait une langue étrangère ! proteste Pinaud.
Je vrille un index péremptoire sur sa caisse d'horloge.
— Gratte un peu là où tu es, supplie le tendre sénile ! C'est fou ce que ça peut me démanger !
Je souscris à sa requête. Et tout en agissant de l'ongle sur son épiderme, je déclare :
— Alors il devait dire des choses capitales, Pinaud. Et ils veulent te tuer par prudence, pour le cas où tu parlerais l'alabanien.
— Mais je ne le comprends pas ! s'égosille le Détritus affolé. Faut leur dire !
Le Gros ricane doucement en finissant les caramels subtilisés au camarade de chambre de son collègue.
— On va mettre une annonce dans les baveux, plaisante l'hippopotame : « M'sieur l'Inspecteur-Chef Pinaud informe les mecs du Consulat d'Alabanie que c'est plus la peine de le buter vu qu'il cause pas leur langue ».
— Ne plaisante pas, intervient sévèrement le gentil, il y a eu mort d'homme !
— Du moment que l'homme en question c'était pas toi, rétorque l'Invincible, qu'est-ce que j'en ai à branler ?
Il est commak, Béru. Bonne âme, mais pas très sensible à l'extérieur. Son capital émotionnel, il le réserve aux aminches.
Pour lui, la mort d'un homme c'est du petit fait-divers pour concierges.
— Ça fait rien, voilà qu'indirectement tu effaces deux julots dans la même journée, ironise-t-il. T'es Atilla en personne, Pinuche !
Je donne des instructions pour que le Révérend soit installé dans une chambre à un lit et pour qu'un agent fasse le pet devant sa lourde. Ensuite de quoi nous le laissons aux prises avec son urticaire.
CHAPITRE VII
La nuit est fraîche comme un quart Ricqlés bien frappé. Béru m'informe qu'il a faim et sommeil. Il envisage une saucisse aux lentilles ou un poteau-feu. Ensuite de quoi il se fera une dorme à grand spectacle dans les bras de sa Berthe.
— Minute, coupé-je, il nous reste encore un petit turbin à exécuter.
— De quoi t'est-ce s'agit-il ?
— Ça me démange d'aller faire une petite visite privée au consulat.
— A c’t’heure ! tonitrue-t-il ; mais il est fermaga, gars !
— Justement, je l'ouvrirai.
— Tu trouveras personne !
— J'y compte bien.
Il n'est pas convaincable. Sa saucisse lui trotte par la tête avant de lui explorer la boîte à ragot.
— Je vais encore te dire autre chose, San-A.
— C'est inutile, mais dis-le néanmoins.
— En forçant la porte d'un consulat, tu commets une violation de frontière !
— Je sais, fils !
— Et en plus, comme tu es officier de police, un suppositoire que tu te fasses prendre, ça risquerait de créer un incendie problématique !
Il n'a pas tort. S'il n'a pas raison, précise son attaque.
Me devinant troublé, il me demande même :
— Je vois pas qu'à cause de toi on ait la guerre avec l'Alabanie, gars ? Ce serait le bouquet. Surtout maintenant qu'on a pris l'habitude de paumer toutes les guerres qu'on entreprend ! Tu vas me dire que l'Alabanie c'est pas très grand ; mais je te fais remarquer qu'au plus le pays avec lequel on se chicorne est petit, en plus vite on perd la guerre. J'ai idée qu'en quarante-huit heures ce sera réglé et que les troupes alabaniennes défileraient sous l'Arc de Triomphe. T'imagines ? L'occupation, les restrictions et tout ! Si encore on aurait notre force de frappe au point, je dis pas ; mais en fait de frappes on ne dispose guère que de celles qui draguent dans Pigalle ! Les Amerlocks seraient une fois de plus bonnards pour venir nous délivrer. La Fayette, ç'a été un drôle de placement, rappelle-toi-z'en !