Je biche une petite lampe électrique dans ma boîte à gants, je m’assure que mon sésame est dans ma poche et je laisse le Gros à sa délectation morose.
Le porche franchi sans encombre, je me garde bien d’actionner la minuterie. Je me farcis les étages rapidement jusqu’à ce que la large plaque de cuivre du consulat scintille sous mes yeux. La porte est respectable. C’est de l’huis costaud, à deux vantaux. Elle comporte autant de serrures que la soutane d’un curé a de boutons. M’est avis que je vais avoir du turbin pour délourder. Mais, vous le savez sans doute, les grandes tâches ne m’ont jamais rebuté. Je suis le genre d’homme susceptible de réparer la grande muraille de Chine ou de creuser avec une cuillère à thé un canal destiné à amener la Méditerranée sur son évier. Je commence par la serrure du haut. Ça n’est pas la plus coriace ; pourtant la cloison est en iridium pénalisé et la paillette de gorge en opus incertum. Je finis par avoir grain de courge (excusez les fautes de frappe, je voulais écrire gain de cause).
Je passe à la seconde ; puis à la troisième. C’est la trente-sixième qui me fait les plus grosses objections. Il faut dire qu’elle est au pêne après avoir été à l’honneur ! Je mets quatre minutes vingt-neuf à me faire admettre, et puis elle cède à mon charme et je pénètre enfin dans les locaux. Vous l’avez deviné, je n’ai qu’un but : me rendre au plus vite dans le fameux bureau dont la vitre n’a toujours pas été remplacée. J’ai le sens de l’orientation fort développé ; c’est un secret pour Perkings. Je traverse un hall meublé sommairement de banquettes et je gagne une porte à double battant qui me paraît être celle du grand burlingue. Je la pousse, mais elle résiste et il me faut une fois encore faire appel à l’aimable outil qui m’escorte au cours de mes actions d’éclat.
Cette fois, c’est pour lui de la broutille ; une espèce de petite mise en train, comme disent les chefs de gare et les gars de la pédale. Je pénètre dans la pièce sans la moindre difficulté.
Tout de suite je crois m’être gouré. Le bureau qui s’y trouve n’est pas ministre, mais anglais[3]. Il s’agit d’un meuble d’acajou, très élégant. Je regarde sous le bureau et je constate qu’il ne manque pas de moquette. Bref, je ne suis pas dans la bonne pièce. Un regard à la fenêtre, et je renaude : il manque la vitre. Je reviens au bureau et je m’accroupis. La moquette à cet endroit est toute neuve. Elle a été raccordée. Elle possède un moelleux significatif.
J’ai idée que ces braves gens ont eu chaud et qu’ils se sont hâtés de réparer les dégâts. Ils ont dû déménager l’ancien burlingue dans la soirée. J’ouvre les tiroirs du nouveau meuble : vides. Je me rabats alors sur un classeur situé contre le mur. Nouvelle serrure ! Nouvelle victoire de sésame qui en remontrerait à Louis XVI. Des dossiers numérotés, classés, rangés et en couleur s’y empilent.
Je prends le premier venu. En ronde impeccablement calligraphiée s’étale le titre suivant : « Hklövitckaya sproutnzatza intzgog », qu’il est inutile que je vous traduise car vous n’êtes tout de même pas crétins au point de ne pas savoir lire l’alabanien moderne. En effet, ce sont bien les demandes de visas que contient le dossier. À chaque formulaire est épinglée la photo du demandeur, celle de sa femme, de ses enfants, de ses parents, de ses amis, de son percepteur et de ses voisins de palier. On peut lire son nom, son adresse, sa maladresse, sa date de naissance, le numéro de son passeport, celui de son permis de conduire, celui de sa carte de pêche, etc. Un immense tampon rouge barre systématiquement toutes les demandes de visas : « Tuladanlk-Hu », ce qui, rappelons-le tout de même pour les analphabètes (à bon Dieu) veut dire « Refusé ». M’est avis que le touriste doit être rare en Alabanie.
Je compulse d’autres dossiers, c’est partout du kif. Les gens qui sollicitent des visas d’entrée feraient mieux de demander des visas de sortie, ça gagnerait du temps. Ce sont pour la plupart des Alabaniens en exil qui ont le mal du pays et qui veulent aller mourir chez eux ! Mais cette suprême joie leur est refusée, car les balles reviennent trop cher dans ce merveilleux pays ; on les réserve à la population sédentaire. Mon travail d’exploration est fastidieux, mais vous savez à quel point le petit San-Antonio joli est scrupuleux dans le boulot ? J’examine les dossiers, les uns après les autres, matant toutes les photos qu’ils recèlent, lisant toutes les fiches. J’en ai déjà étudié une quarante-troizaine lorsque mes yeux s’écarquillent, ma bouche s’ouvre, mes narines se dilatent, mes muscles se tendent, mes nerfs se nouent, mes veines sont en crue, mes doigts de pied se mettent en botte, mes poils frisent, mes cheveux se hérissent, mes oreilles palpitent, mon cœur s’évertue, mes poumons jouent au typhon, ma langue se goûte, mon estomac se met en berne, et mon branchement déconnexe. Qu’est-ce qui motive ces réactions en chaîne ? Dois-je vous le dire ? J’en doute : vous ne me croiriez point. Vous prétendriez que j’exagère, qu’il y a du mou dans la corde à nœud et que mon thermostat bat de l’aile. Alors je préfère ne pas vous causer de ma découverte. Pardon ? Vous dites que je ne suis pas réglo ? Surveillez vos paroles si vous n’êtes pas capables de surveiller vos bonnes femmes. Je suis toujours partant pour une partie de bourre-pifs, vous savez. Quand on me cherche on me trouve. Pas réglo, moi ! Après tout, vous avez peut-être raison. Eh bien d’accord, je vais vous le dire, mais si j’avise un incrédule je le transforme en pâte dentifrice, vu ? Ce que je viens de trouver, mes fils, c’est la photo de Pinaud. Avouez que ça vous court-circuite la moelle épineuse, non ? Vous ne vous attendiez pas à celle-là ! Et vous savez en compagnie de qui il se trouve, sur la photo, Pinuche ? Non ? Vous cloquez votre langue ? C’est pas qu’elle soit appétissante, notez bien, mais j’accepte. Eh bien, il est aux côtés d’une ravissante jeune fille brune qui a un corsage blanc et des nattes dans le dos ; la bergère s’appelle Yapaksa Danlhavvi ; elle est secrétaire diplômée de la faculté de machine à écrire de Paris.
Je plie mon dossier en quatre et je le glisse dans ma poche. Comme j’achève, une voix murmure :
— S’il vous plaît, levez les bras !
La voix est suave, mais l’invitation a quelque chose d’assez péremptoire. Je me retourne. Un grand type pâle, aux cheveux rares aplatis sur le sommet du crâne, est là, qui brandit deux gros calibres. Lorsqu’un monsieur tient un revolver dans chaque main, croyez-moi, c’est qu’il n’a pas envie de plaisanter et il ne fait pas ça pour vous guérir du hoquet. Le gars est en manches de chemise (une chemise toute fripée) et il a enfilé un futal vite fait sur le gaz. Probable que monsieur dormait dans une pièce voisine, bien que ce consulat ne comporte que des locaux dits commerciaux. Et, manque de peau (comme disait un dermatologue à un brûlé du troisième degré) mais il n’y dormait que d’un œil. Maintenant ce sont les deux yeux de ses pétards qui me regardent. Et quels yeux, mes frères ! Du 11,37 ! Quand on vous crache dessus avec ces mécaniques vous ressemblez aux arènes de Nîmes ! Si mon interlocuteur a une petite contraction d’un index, les historiens pourront s’attarder à ma biographie, tout y sera, y compris le dernier chapitre.
Je lève les bras.
— Je m’excuse de vous avoir réveillé, dis-je.
— Ça n’a pas d’importance, j’ai le sommeil extrêmement léger, répond l’arrivant.
Il appelle soudain à la cantonade :
— Klohtzna !
Un moment s’écoule et la porte donnant sur le hall s’ouvre. Un type d’au moins trente mètres de haut fait une entrée de théâtre. M’est avis qu’il est peuplé, le consulat. Le nouveau venu a des cheveux jusqu’au milieu du dos, un nez camard, d’énormes sourcils et une moustache qui ferait crever de jalousie Vercingétorix en personne.
3
Bien sûr il existe des ministres anglais, mais ici c’est de l’anglais qui n’est pas ministre.