L’homme aux pétards lui balance un ordre, la mauviette s’approche de moi et son ombre me paraît beaucoup plus imposante que celle de l’Himalaya. Pas tellement sympa, le frangin. Il a le masque, les gars ! Son front, c’est une frange ! Si jamais il éternue, ma boîte crânienne va voler en éclats.
Il fait mieux qu’éternuer : il me virgule une manchette dans le portrait. J’appelle ça une manchette, en réalité il s’agit plutôt d’un coup de coude. J’ai la nette impression qu’une locomotive vient de m’embrasser sur la bouche. Sauf erreur ou omission, ma tronche a dû se propulser dans la pièce voisine. Je tombe sur le plancher. Pourtant, malgré la violence du choc je n’ai pas perdu connaissance. Mon manège à moi s’emballe dans ma petite cervelle. Il tourne, il tourne éperdument. Pas moyen de freiner, les mecs.
Dans un brouillard vertigineux je vois M. Everest se pencher sur moi. Il me ramasse comme vous ramassez une vieille chaussette, il me cloque dans les bras d’un fauteuil et passe sa main monstrueuse dans mes fringues pour délester mes pockets de leur contenu. Il retire mon camarade Tu-Tues et mon larfouillet. Il tend sa prise au mitrailleur. Le manège ralentit enfin sa ronde infernale.
Je recommence à y voir un peu plus clair. Le King-Kong alabanien me surveille derrière ses sourcils de griffon. Ce type-là, vous ne m’enlèverez jamais de l’idée qu’il a dû être élevé au lait Mont-Blanc ! Quand on veut le considérer dans sa totalité, on chope rapidos le torticolis.
Pendant qu’il me tient à l’œil, son camarade qui vient de remiser l’une de ses arquebuses étudie mes fafs. Il constate ma qualité de policier, mais ne paraît pas le moins du monde impressionné. Il s’approche du bureau, tourne vers lui le cadran du bigophone et se met à composer un numéro. La sonnerie d’appel retentit longuement, à l’autre extrémité avant que quelqu’un ne se décide à décrocher. Enfin, une voix ensommeillée et masculine grogne :
— Hallu ! ce qui en alabanien veut dire allô.
L’homme aux pistolets dégoise alors une tirade à mon propos.
Un court silence suit. Et puis l’interlocuteur lointain ordonne quelque chose. Ces messieurs raccrochent. Le gars aux pistolets tend son pétard à l’Himalaya-fait-homme et s’esbigne. Tout cela ressemble à un bath cauchemar. Jusqu’ici aucun des deux hommes n’a pris la peine de m’adresser la parole. Je me dis qu’il serait de bon ton de tenter quelque chose de vigoureux pour sortir de ce bousier, mais avec l’homme-montagne ça n’est guère possible. Au moindre geste, pas même : au plus léger frémissement de mon individu, il me réduira en petites miettes.
Son pote revient, nanti d’une seringue. Oh que j’aime peu ça ! Les piquouzes me sont déjà désagréables lorsque c’est le toubib de la famille qui me les fait ; mais quand c’est un type pareil j’ai les noix qui s’entrechoquent.
Je réalise que le contenu de la seringue c’est pas des vitamines, ni du calcium. On veut m’envoyer promener chez Saint-Pierre en loucedé, sans faire de bruit. Ensuite ces messieurs iront déposer ma carcasse dans une poubelle accueillante. Tant qu’à fiche, je préfère déguster du plomb, c’est plus viril. Mais le King-Kong consulaire a dû prévoir ma décision. Sa poigne formidable me saisit au colbak et me bloque contre le dossier de mon fauteuil.
Je vois le deuxième Alabanien se pencher sur mon cas avec sa garce de seringue. Ça va être ta fête, San-A. Finis les nanas et les calembours. Faut payer l’addition, fils. Je ferme les yeux. Je suis triste. Disparaître à la fleur de l’âge alors qu’il y a encore de part le vaste monde tant de bouteilles à vider et de filles à charmer, c’est vexant ! Enfin, il faut bien faire un peu de place aux générations montantes. Ça n’est pas toujours aux mêmes à tenir le haut du paveton, hein ?
Je sens l’aiguille se planter dans ma viande et j’ai un tressaillement de tout mon être. À cet instant, une gentille mitraillade éclate. Quatre coups de pétoire. Pan-Pan-Pan-Pan ! Le compte y est ? Oui ? Bon ! L’homme à la seringue culbute et s’affale sur mes genoux. La seringue reste plantée toute droite dans ma viande. Le liquide est heureusement encore à l’intérieur. Et King-Kong, messieurs-dames ? Eh bien, King-Kong aussi est out. Il a pris deux pralines dans sa grosse physionomie et il a beau avoir une tronche de pioche, les valdas à Béru lui ont tout de même composté la machine à réfléchir. Car, vous n’en n’avez pas douté une fraction de seconde, je suppose, mais c’est le Gravos qui vient de défourailler. Il est olympien derrière la fumaga de sa rapière.
— Je suis t’arrivé z’à temps une fois de plus, à ce qu’on dirait ? dit-il.
Je me dresse et j’examine mes deux antagonistes. Une tête de veau-vinaigrette, la statue de Jeanne d’Arc, la momie de Ramsès II, une séance du dictionnaire à l’Académie Française sont moins mortes qu’eux.
— Taillons-nous ! lance Béru. Va y avoir du pet. Et moi que je redoutais que tu causasses un incendie problématique, c’est gagné, non !
Il bombe déjà vers l’entrée, la transformant de la sorte en sortie.
J’arrache la seringue de ma viande, je récupère mon feu et mon portefeuille et j’en fais autant. Il commence à y avoir de l’effervescence dans l’immeuble. On a tout juste le temps de s’évacuer avant que les locataires déboulent de leurs clapiers.
Cavalcade jusqu’à la chignole. Démarrage sur les chapeaux de roue. Rallye dans les rues de Pantruche.
— On va chez Lipp ! supplie le Gros, j’ai trop envie d’une choucroute !
CHAPITRE VIII
Deux spéciales ! Dans les lumières je reprends du poil de la bête. Le Gros écluse un formidable et en redemande un autre.
— C’est bon pour la vessie, explique-t-il. La vessie, c’est comme le reste : ça a besoin d’un petit lavage de temps en temps !
Il est tout joyce, le Monumental. Mais comme il me paraît chétif tout d’un coup en comparaison du gorille alabanien.
C’est le petit Poussah, en quelque sorte.
— Je te dis merci pour ton heureuse initiative, fais-je en plantant ma fourchette dans une francfort dodue.
— Comme tu redescendais pas, j’ai fini par m’inquiéter, explique le Mahousse. Tu crois qu’on va avoir la guerre avec l’Alabanie ?
— J’espère bien que non.
— Si j’aurais déclenché un conflit international, je m’en voudrais toute la vie, se lamente Sa Majesté.
— T’inquiète pas, ça se tassera. Les zigotos du consulat ont intérêt à écraser le coup au maximum. Jusqu’ici, tout dans leur comportement indique qu’ils ne souhaitent pas de publicité.
Nous tortorons nos choucroutes en silence. Je baigne dans un bien-être suave.
C’est pas mauvais de bouffer une choucroute chez Lipp lorsqu’on vient de voir la mort d’aussi près. Notre souper terminé, je dépose le Gros devant sa lourde et je retourne au burlingue pour mettre le Vieux au courant des événements. Il paraît soucieux. Lui aussi craint l’incendie problématique.
— Cette visite domiciliaire ne s’imposait pas, proteste-t-il.
— Elle m’a tout au moins permis de découvrir l’image que voici, Patron.
Il examine la photo de la fille aux tresses. La présence de Pinaud, aux côtés de la jeune personne, ne laisse pas que de le troubler.
— Il faut avoir une explication avec Pinaud à propos de cette personne.
— J’y vais de ce pas. Vous ne pourriez pas donner des instructions aux collègues qui seront chargés de l’enquête pour qu’ils se mettent en veilleuse ?
— Naturellement, bougonne le Dabuche. Mais dans quelle fâcheuse situation vous me mettez, San-Antonio ! Par moments mon cher, je vous le dis tout net, vous n’avez plus de mesure !