Elle est en train de raconter que son canari est crevé pendant la nuit. Elle ne pleure plus. Il y a belle lurette que les chagrins l’ont déshydratée. Et pourtant, ce canari, c’était un bon copain. Le seul canari in the world qui savait siffler la Marseillaise. Paraît qu’il se déclenchait dès qu’il entendait la voix du Général à la radio. Eh bien voilà : elle l’a trouvé dans le fond de sa cage, roide sur des grains de millet. C’est triste, non ? Félicie écrase une larme. La mère Saugrenut est contente, elle aime bien que les autres pleurent sur son sort : ça la reprend un peu. Pour la distraire, Félicie se met à lui raconter la recette des filets de sole au vermouth. Ça la passionne d’autant plus, la mère Saugrenut, que chez eux ils ne morfilent que des patates et des nouilles. Elle demande à Félicie de lui écrire ça sur un bout de papier vu qu’elle collectionne les bonnes recettes. Paraît qu’elle en a un plein cahier épais commak. Depuis le gratin de queue de langouste jusqu’au cuissot de chevreuil sauce grand veneur en passant par la salade hawaïenne et le velouté aux pointes d’asperges ; elle affirme que c’est utile d’avoir ça à sa disposition pour le cas où elle recevrait du monde. Seulement le monde qu’elle reçoit c’est l’huissier, l’employé du gaz, ou d’autres personnages qui viennent plutôt vous couper l’appétit.
Ça ne fait rien : elle espère quand même. C’est tenace à cet âge.
Je ferme les yeux pour mieux m’abandonner au soleil de printemps. Notre jardin sent la terre fraîche et l’arbre en fleurs. Et puis voilà que le bignou carillonne. Les deux femmes arrêtent leur causette. La sonnerie cesse. Puis M’man paraît dans l’encadrement de la porte, la mine ravagée par l’appréhension.
— C’est pour toi, Antoine : M. Bérurier.
— Dis-lui qu’il aille se faire peindre en vert ! riposté-je. Invente n’importe quoi : je suis malade, je discute le bout de gras avec le ministre de l’intérieur ou avec celui de l’Extérieur, au choix.
Elle soupire. Le mensonge, c’est pas son turf à M’man. Même pour avoir la joie de me garder une journée dans ses jupes elle répugne à ces procédés. Pourtant elle disparaît. Tout retombe dans l’ordre et dans la tendre langueur de cette matinée. Mon abeille s’est barrée dans le jardin d’à côté. Je note à ce propos que nos voisins ont changé de bonniche. Avant ils avaient à leur service (et au mien) une petite brunette polissonne qui s’y entendait comme pas douze pour vous astiquer les objets précieux.
Ils ont remplacé cette bonne à tout faire (absolument tout), par une big vachasse made in Bretagne qui doit peser une tonne et qui ressemble à B.B. (Berthe Bérurier). Pour l’instant, la nouvelle secoue un tapis simili persan, entièrement tissé-machine par des retraités du gaz. Elle cause un tel déplacement d’air que les ménagères du voisinage s’émeuvent, croyant à une tornade et se hâtent de fermer leurs volets.
Qu’est-ce que l’Énorme pouvait bien me vouloir ? Ça me travaille le cuir, en loucedé. Le remords me taraude menu. Ça démarre comme un mal de chaille. Au début, c’est juste une petite lancée insignifiante, mais qui se répète en plus fort et qui devient vite insupportable.
Une force irrésistible me pousse vers la maison. Mme Saugrenut et Félicie sont en train de faire les carreaux du vestibule. C’est la dame-au-canari-mort qui lave à la brosse tandis que M’man passe la serpillière.
Tout en fourbissant, la dame sans bonheur résume les plaies variqueuses de son époux. Ça la dope.
— Dis voir, M’man, interromps-je, que t’a dit le Gros ?
Elle s’y attendait, Félicie, à ma crise de conscience. Son petit San-A, elle le connaît par cœur.
— Il paraît qu’un certain…
Elle hésite, rougit un peu et poursuit :
— … qu’un certain Morpion a cherché à te joindre au bureau. Il voulait te parler d’urgence.
Ça fait un bruit de sac en papier crevé dans l’arrière-salle de ma conscience. Je me dirige d’une démarche automatique vers l’escalier.
— Je ne fais pas les filets de sole pour midi ? demande M’man.
Je n’ai pas la force d’ergoter. Je secoue misérablement la tête et je monte me fringuer.
La concierge de Morpion astique un chandelier de cuivre au moment où ma gracieuse silhouette se découpe derrière la vitre de sa loge.
— Monsieur Maupuy, commencé-je…
— Sixième gauche !
— Je sais, mais il n’est pas chez lui !
— Que voulez-vous que j’y fasse ? demande la digne dame.
J’étudie sa question et je finis par admettre qu’elle ne peut comporter de réponse positive.
— Vous l’avez vu sortir ?
— Non. Mais j’ai été absente deux heures.
— Merci…
Je vais pour me tailler. Mon regard dégringole sur la tablette de bois où s’étale le courrier des locataires. J’avise une carte postale sur laquelle dansent en caractères maladroits les nom et adresse de Morpion.
Je choque la carte pour l’examiner de plus près.
— Gênez-vous pas ! s’égosille la cerbère.
Je suis son conseil et lis le libellé.
« Cher monsieur le Professeur,
J’espère que vous êtes bientôt guéri et qu’on vous reverra « prochènement » à l’externat. On a une professeuse pour vous remplacer. Ça vaut pas vous. Les autres et moi se joignent pour vous adresser nos meilleurs vœux de guérison.
De la part de Paul, de Riri, d’Albert et de moi, Victor Lécuyer.
La carte représente un chat angora près d’un appareil téléphonique.
— Vous avez un fameux toupet ! clame la pipelette. Et si j’allais chercher un agent pour vous apprendre à vivre ?
— Ce serait une grave erreur, chère Madame, affirmé-je. Un agent ne me paraît pas tellement qualifié pour enseigner cette délicate matière.
Je lui produis ma carte et elle se calme instantanément.
— Ah bon, vous ne pouviez pas le dire tout de suite ? Qu’est-ce qui se passe ?
— À quelle heure le courrier arrive-t-il ?
— Huit heures…
— Malgré votre absence, les locataires peuvent prendre le leur à travers ce guichet, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et M. Maupuy n’a pas pris le sien en sortant.
— Non.