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Un maître d’hôtel nous drive jusqu’à une petite table discrète. C’est Yapaksa qui passe la commande ; je lui dis de faire les choses en grand, aussi compose-t-elle un menu de qualité : Timbale de crapauds au sirop de sapin ; Figure de fifre à la Veuve Clito ; Rôti de Mocassin ; Pimbêche Melbapa, le tout arrosé de Cocasoda, un petit vin du pays en bouteille chez Nhikolha.

Tout en tortorant, je fais de la jambe à ma compagne. Et, comme je suis ambidextre, tout en lui faisant de la jambe, je scrute l’établissement. Les convives sont des gens paisibles.

— Vous ne connaissez personne, ici ? questionné-je.

— Non, assure Yapaksa après un regard circulaire, absolument personne.

Il est tristet votre beau San-A., mes belles. Il se dit que ça piétine, que c’est décousu, compliqué, idiot, que ça ne mène à rien, que les bougies sont encrassées et que les roues avant de son enquête ne sont pas motrices, que la mentalité de ces Alabaniens qui hésitent si peu à vous faire le coup du père François lui échappe et qu’il serait beaucoup mieux au cinoche à visionner un western en technicolor dans lequel les pétards ont le mérite d’être chargés à blanc !

Le repas ne m’apporte pas ce que j’escomptais. La tortore n’est pas mauvaise, mais je préfère le coq au vin et le tournedos Rossini à ces mets barbares. Aussi ne fais-je pas long feu pour demander l’addition. La note est plus salée que la boustifaille. Ça n’arrange pas mon pessimisme. Enfin, j’ai toujours la ressource (thermale) d’emmener Yapaksa dans un endroit avec eau chaude pour lui mimer le troisième acte de Adada, opéra bouffe pour clarinette à moustache. Au vestiaire, la môme me demande de l’excuser, because elle veut se recharger les labiales. Elle disparaît dans les toilettes. Je bigne la préposée aux survêtements, mais elle ne vaut pas une œillade. C’est une tarderie revêche aussi sympathique qu’une piqûre de guêpe. Pour tromper l’attente, je m’approche d’un grand panneau vitré fixé à la cloison du vestiaire. Derrière la vitre sont épinglés différents petits cartons blancs maladroitement calligraphiés. Il s’agit d’annonces réservées à la colonie alabanienne. Entre pays, on se propose des appartements, des meubles, des maisons de campagne, des bagnoles ou des emplois. Je parcours distraitement les textes. Ça ressemble à la vitrine d’une agence immobilière. Il y a des photos de maisons ou d’autos pour illustrer les propositions. Comme je vais m’arracher à ma lecture, le regard à crampon du célèbre commissaire San-Antonio tombe sur un carton plus grand que les autres et qui, lui, est dactylographié en deux couleurs. Savez-vous ce que j’y lis ? Tenez-vous bien, y a du tangage !

« Nurse et chauffeur bonnes références sont demandés au consulat général. Prière téléphoner au 967 05 32. »

Je n’en crois pas mes pupilles (de la nation).

— Elle est récente, cette annonce ? je demande à Mme Lardeuss.

La numéroteuse de cintres regarde là où ce que le gars San-A appuie son index.

— Je l’ai punaisée cet après-midi, révèle-t-elle.

Après quoi, elle m’abandonne pour restituer le pébroque d’un client.

Je m’empresse d’inscrire le numéro de téléphone porté sur l’annonce. Il doit correspondre à une banlieue ouest de Paris.

Je remercie le Dieu des policiers qui a eu la bonne idée de me faire lire ces annonces. Je n’ai pas perdu mon temps en venant ici. Cette certitude me réconforte. Je mate ma toquante : elle raconte dix plombes. La môme Yapaksa n’en finit plus de se repeindre la devanture. Voilà au moins dix minutes qu’elle est entrée dans les toilettes. Je poireaute encore devant la girl à moustaches du vestiaire qui finit par partager mon inquiétude.

— Ça vous ennuierait d’aller voir où elle en est ? je demande.

Elle y va. Courte absence ; la préposée radine, l’air soucieux.

— Elle est enfermée dans les vécés et ne répond pas, me révèle-t-elle, j’espère qu’elle n’a pas eu un malaise.

Je bondis à l’intérieur des toilettes et je vais secouer la porte fermée.

— Yapaksa, mon amour ! crié-je.

Mais le silence reste entier. Je n’hésite pas. D’un coup d’épaule, je fais sauter le verrou de la lourde. Malédiction ! comme on l’écrivait dans les romans du siècle dernier : ma petite camarade de divan gît sur le sol des vouatères. Elle est pâle, elle a le nez pincé, les yeux clos. Je glisse ma main dans son corsage pour voir si le camarade toc-toc fonctionne toujours. Hélas ! hélas ! hélas, il a déclaré forfait. La môme est morte. Vous parlez d’une tuile ! Je l’examine rapidos et ne trouve aucun signe suspect. Elle a fermé en douce, toute seule.

J’admire la célérité et la présence d’esprit des tauliers. Avec une discrétion louable, des loufiats viennent chercher Yapaksa et l’évacuent dans les appartements privés du gargotier situés dans la maison adjacente. On mande un toubib du quartier. Il radine, constate le décès et déclare que la pauvre môme est canée d’une embolie. Il nous conseille de l’emmener en douce chez elle afin d’épargner au patron du restaurant les ennuis des délais légaux. On la charge dans ma tire et je fonce vers la morgue. J’estime qu’une autopsie s’impose.

Pas vous ?

CHAPITRE XII

Drôle de promenade nocturne, vous en conviendrez ?

Le corps de ma ravissante Yapaksa ballotte sur le dossier du siège et, par instants, me tombe dessus. Je suis obligé de le redresser avec le coude. Un vrai cauchemar. Enfin, je débarque ma passagère à la morgue et le téléphone au légiste en lui demandant de l’examiner d’extrême urgence. Il se peut que la petite soit morte d’embolie, mais ça me paraît douteux.

— Vous me téléphonez les résultats de votre examen à mon bureau, docteur, dis-je.

Je quitte le sinistre endroit d’une allure découragée et je pénètre dans le premier bistrot venu pour me farcir une double vodka. Décidément cette gosse ne devait pas voir la fin de la journée. Ses vacances sont terminées. Maintenant elle s’explique avec le barbouzard d’en haut. J’espère qu’il ne la chicanera pas trop sur ses péchés : elle les commettait si bien !

Je bois une deuxième double vodka, mais ça ne me réchauffe pas le mental. Il y a des jours où on pourrait se cogner du vitriol sans que ça vous dope le moins du monde.

— Eh bien ! on peut dire que vous vous êtes embarqué dans un fameux imbroglio ! conclut le Vieux.

Il joint ses mains sur son buvard, regarde ses ongles roses et soupire :

— Nous enquêtons au bord d’un précipice. On ne peut avancer.

— Les morts de la nuit dernière ? j’interroge.

— On nous a demandé de conclure à un double crime de cambrioleurs dérangés.

— Qui vous a demandé cela ?

— Le consul général. Il m’a téléphoné en personne ce matin.

— Sans vous fournir d’explications ?

— Il n’avait pas à m’en fournir, il sait bien que — chez nous surtout — le corps diplomatique jouit de tous les privilèges.

— Il n’a tout de même pas celui de mitrailler les malades dans les hôpitaux, les jeunes femmes à leur domicile, les agents en exercice et de défenestrer les vitriers vrais ou faux ! explosé-je.

Le Vioque me jugule du geste.

— Certes non, admet le Tondu, mais le cœur de l’enquête se trouve au consulat. Or c’est un terrain interdit.

— Et si je m’introduisais dans ce terrain interdit, patron ?