— Pas mauvais, n’est-ce pas ? demande Morpion.
— Excellent, renchéris-je, qu’est-ce que c’est ?
Il tourne le flacon vers moi. Je constate alors qu’il s’agit d’un dépuratif. J’en fais aimablement la remarque à mon ancien prof et celui-ci hausse les épaules.
— Bast, fait-il, ça ne peut pas nous faire du mal.
Et là-dessus il vide son godet. Je commence à me demander pourquoi Morpion a fait appel à moi. Jusqu’ici il ne s’est guère pressé d’éclairer ma lanterne. Comme il ne se décide pas, je lui pose la question. Il a un sourire modeste.
— Je suis un littéraire, mais cependant je n’aime pas le mystère, dit-il.
Il ramasse un bouton de sa chemise qui vient d’affirmer son indépendance en roulant sur le plancher.
— Lorsque je me suis décidé à entrer à l’hôpital, murmure le disséqueur de Pascal, j’ai embarqué mes chats chez une vieille amie, puis j’ai fermé mon appartement et mis la clé dans ma poche…
Il me regarde comme s’il hésitait à poursuivre.
— Et alors ? l’encouragé-je, de plus en plus intrigué.
Son regard triste et myope s’emplit d’une candeur infinie.
— Alors, mon jeune ami, j’ai donc passé deux mois dans cet hôpital pour ne regagner mon logis que ce matin. Auparavant j’ai fait un détour afin d’aller récupérer mes petits compagnons, ajoute-t-il en désignant les greffiers. Nous arrivons tous à la maison, joyeux de nous retrouver chez nous, j’entre, et, aussitôt, quelque chose me surprend…
— Quoi ? croassé-je.
Il lève la main, comme il le faisait jadis pour réclamer le silence.
— Quelque chose d’indéfinissable, qui m’a troublé.
— Quoi ? coassé-je, espérant confusément que ma voix de grenouille serait plus efficace que ma voix de corbeau.
— Un tic-tac, répond-il du tac au tac.
— Une bombe ? espéré-je.
À l’extrémité des manchettes, ses doigts pianotent nerveusement.
— Non : la pendule !
Il me montre une petite pendulette neuchâteloise sur la cheminée.
— Et alors ? béé-je.
Son regard se charge de commisération.
— On fait carrière dans la police et un pareil prodige vous laisse indifférent ? ricane Morpion.
— Mais quel prodige ?
— Cette pendule a besoin d’être remontée tous les huit jours. Mon appartement est resté fermé deux mois. Or la pendule marchait lorsque je suis revenu…
— Vous pensez que quelqu’un s’est introduit chez vous en votre absence ?
— Ça m’en a tout l’air. Vous voyez une autre explication, vous ?
— Peut-être, riposté-je. Supposez que votre pendule se soit arrêtée peu de temps après votre départ, puis qu’à votre retour elle se soit remise en route…
Il hausse ses chétives épaules.
— Mon jeune ami, vous êtes en train de douter de la Suisse, et moi de la police. Ainsi, vous vous figurez que ma jolie pendule cesse de fonctionner dès que j’ai le dos tourné pour se hâter de reprendre sa besogne au moment où je rouvre ma porte ? C’est drôle !
Il me cavale, Morpion, avec son ironie à la graisse de règle à calculer.
— Écoutez, Prof, attaqué-je, il arrive que des horloges s’arrêtent, non ? Supposez que la vôtre ait eu un petit pépin. Elle stoppe. Puis vous rentrez, vos chats qui sont très vadrouilleurs, d’après ce que je vois, la bousculent en rentrant et ce léger choc suffit pour la refaire partir. L’argument est valable !
— Non !
— Non ?
— Non !
— Pourquoi ? comme disent les Anglais lorsqu’ils refusent d’employer le mot because ?
Les petits yeux de Morpion se mettent à friser.
— Parce que la pendule indiquait l’heure exacte, mon jeune ami. Avouez que le hasard pousserait ses fantaisies un peu loin en faisant redémarrer une pendule arrêtée à l’heure juste ?
Ça me cloue le bec.
— Certainement, monsieur le professeur. Alors prenons le problème autrement. Quelqu’un est venu ici en votre absence. La concierge peut-être ?
— Elle n’a pas les clés. Mais je lui ai néanmoins posé la question, ce qui a beaucoup fâché la digne personne. Non, mon jeune ami, ma cerbère n’est point entrée céans.
— Votre porte était-elle forcée ?
— Non.
— Vous a-t-on dérobé quelque chose ?
Il hausse ses maigres épaules.
— Que me volerait-on ? Je ne possède que des livres.
Il me verse une seconde rasade de dépuratif, machinalement je la bois.
— Voyons, monsieur le Professeur, dis-je, réfléchissez : pourquoi diable quelqu’un se serait-il introduit chez vous ? Uniquement pour remonter votre pendule ?
— Mais c’est cela le mystère, justement ! s’égosille brusquement Morpion.
C’est à cause de ce point d’interrogation que j’ai fait appel à vous, mon jeune ami ! Pourquoi est-on venu chez moi en mon absence ? Et pourquoi a-t-on remonté ma pendule ?
Plutôt marrant comme situation, les gars, vous ne trouvez pas ? Un monsieur fait appel à la Rousse et lui dit : « Je veux savoir qui a remonté ma pendule pendant que j’étais à l’hosto ! »
Y a de quoi se l’enfermer dans une cage à oiseaux et se l’exposer quai de la Mégisserie, non ?
— Vous n’avez relevé aucune trace suspecte ? je questionne pour la forme.
Faut avouer que les traces suspectes dans ce capharnaüm passent aussi inaperçues que des gardiens de la paix aux abords de l’Élysée.
— Mais non, sourit Morpion, lequel a suivi sans escale la donnée de ma pensée, mon désordre était intact.
— Avez-vous remonté la pendulette ?
— Oui, pour me rendre compte. Je n’ai eu à donner que quelques tours de remontoir. D’après mon estimation, elle a été remontée voici deux à trois jours.
— Vous me permettez de visiter votre appartement ?
— Faites !
Le palace de Morpion se compose de deux pièces, cuisine, salle de bains. Il y a des livres dans la baignoire, sur la table de la cuistance, dans le porte-pébroques de l’entrée et dans les vouatères. J’ai beau examiner le sol, les murs, le plaftard, je ne dégauchis rien. C’est l’échec, mes frères. Tout à fait entre nous et votre cataplasme de farine de lin, le père Morpion doit rouler sur la jante. Il a toujours été un peu évidé de la noisette, le cher Prof. Je l’ai vu venir plus d’une fois au lycée avec les boutons de braguette pas synchrones. Lorsqu’il voulait remplir son stylo, c’était le grand régal, car l’encrier se renversait immanquablement sur un paquet de copies. À mon avis, tout à l’heure, en revenant de l’hosto, il a remonté sa pendulette distraitement et un instant plus tard, il ne s’en est plus souvenu et s’est mis à croire au prodige ! Sacré Morpion, va ! À son âge, la vie prend une autre dimension.
M’étant assuré que tout était O.K. dans le gourbi du vieux coupeur de montagne-en-quatre, je décide de me prendre par la pogne et de m’emmener promener.
— Je vais réfléchir à votre problème, monsieur le professeur, lui promets-je.
Il a un petit regard sceptique.
— Mon jeune ami, fait-il, je sais très exactement ce qui se passe dans votre tête.
Un léger frisson me remonte des semelles au bulbe rachidien via le fignedé.
— Vraiment ! dis-je piteusement.
Morpion bêle un petit rire d’enfant triste.
— Vous êtes en train de penser que je radote, poursuit Morpion. Vous vous dites que c’est moi qui ai remonté cette pendule sans y prendre garde, n’est-ce pas ?
— Mais pas du tout, protesté-je avec effarement.