— Et ils l’ont trouvé vivant !
— Oui. Alors ils ont changé leur revolver d’épaule et ont préféré embarquer le vioque.
Morpion a voulu me prévenir à sa façon. Ne pouvant me laisser un message, subrepticement, il a décroché le balancier de sa pendule.
— Pourquoi ?
— La pendule est à l’origine de tout. C’est parce qu’elle marchait à son retour de l’hôpital qu’il a compris que quelqu’un était venu chez lui. En l’arrêtant ainsi, il pensait me faire comprendre que rien n’allait plus…
Je gamberge un instant. L’explication me paraît valable. Jusqu’ici je n’avais pas très bien saisi le coup du balancier, mais maintenant je suis certain d’être sur la bonne voie.
— Pourquoi t’est-ce qu’ils l’ont emmené ? demande le Gros.
— Il est plus facile de trimbaler un type qui se tient à la verticale.
— Ils n’avaient qu’à le laisser sur place.
— Probablement qu’ils en ont jugé autrement. D’ailleurs, je crois piger.
— Mets-moi dans le coup, ronchonne l’Obèse.
— Eh bien ! comme Morpion téléphonait à leur arrivée, ils se sont gaffés qu’il venait de prévenir la police. Cela allait faire du vilain pour eux, car vivant, il témoignait et mort, son cadavre confirmait ses dires. L’unique solution, c’était de le faire disparaître en vitesse.
Je médite un peu. Morpion a-t-il été abattu dans un coin discret ? C’est probable, et même certain, car ces bons messieurs ne plaisantent pas. La facilité avec laquelle ils butent leur prochain me rend perplexe. Tout me porte à croire qu’en ce moment un coup bizarre et de grande envergure se prépare. Ça urge et ces messieurs n’ont pas le temps de finasser, voilà pourquoi ils abattent les obstacles à coups de pétard. Ils prennent tous les risques comme ces skieurs d’élite qui font joujou avec leurs os pour gagner quelques centièmes de seconde dans la descente.
— Marrant tout de même, cet aller et retour, conclut sa Rondeur.
— Quel aller et retour ?
— Par les fenêtres ! Un coup on tire de chez Morpion dans le consulat, un autre coup du consulat chez Morpion. C’est du pinge-ponge !
— C’en est, Gros. Ce qu’à la Cour de Sa Majesté Élisabeth II on appellerait une trou-de-balle-party.
Je mate l’heure : dix plombes et du rabe !
— Tu aimes pêcher à la lanterne, Gros ?
— Les écrevisses ?
— Et les requins ! Je t’invite.
— Quand ?
— Tout de suite !
Il essuie un pleur.
— Je ne peux pas : j’ai plus mon matériel : hier si je te disais que la Berthe a découpé mes cuissardes avec des ciseaux.
— Pour le genre de pêche que je te propose, il est préférable de mettre des espadrilles.
— Où est-ce qu’on va ?
— À Rueil-Malmaison.
— En Seine ?
— Non, mon chéri : dans les eaux territoriales alabaniennes.
Il secoue sa grosse tête de veau au risque de faire choir le persil qui en décore les narines.
— Pas question : une fois suffit ! L’espédition de l’autre nuit, je m’en rappelle encore, San-A., figure-toi.
— Parfait, lui dis-je. Alors j’irai donc seul.
Je lance un billet au marchand de boissons fermentées et je prends la tangente avec dignité.
— Attends, proteste l’Enflure. T’emballe pas, ce que je te disais c’était…
Mais j’ai déjà claqué la porte de l’estaminet et je marche à ma voiture.
Comme j’actionne le démarreur, l’autre portière s’ouvre à la volée et une masse importante s’abat sur le siège passager.
— T’as bien dit qu’on pouvait y aller en escadrilles ? demande le Gravos. Parce que moi, comme tu peux le voir, j’sus t’en savates.
CHAPITRE XVI
— Quelle idée de carillonner à un chenil à pareille heure, s’étonne le Magnifique. Tu veux t’acheter un Médor ?
— T’occupe pas, Einstein.
Nous sommes à Nanterre, au chenil de l’impératrice, lequel est tenu par un ancien inspecteur à moi qui a toujours eu un faible pour les toutous. Un concert d’aboiements m’accueille. La porte s’entrouvre et l’ex-inspecteur Carlin paraît, dans un costume de chasse à boutons décorés. Les bas-reliefs de ces boutons représentent tous une tête de chien.
Carlin plisse ses yeux d’épagneul (d’ailleurs il est Breton) et s’écrie.
— Mais je rêve !
— Que nenni, lui réponds-je en vieux français.
Effusions, dialogue d’usage duquel il ressort qu’il va-bien-pas-mal-et-vous ? Merci. J’espère-que-vous-de-même. Et il me fait entrer dans une cuisine où un chiot rachitique agonise dans une corbeille à ouvrage désaffectée.
— Qu’est-ce qui me vaut le plaisir, monsieur le commissaire. Chercheriez-vous un chien, par hasard ?
— Non, mon cher Carlin : une chienne.
— De quelle race ? Je fais le bouvier, le boxer et le dogue de Bordeaux.
— Celui qui ressemble à son frère comme deux gouttes d’eau ?
Il se marre bien que ça ne mérite pas un verre de limonade.
— Toujours aussi drôle, monsieur le commissaire.
— De plus en plus, veux-tu dire. Écoute, Carlin, peu me chaut la race, ce qui importe c’est que la chienne en question soit en chasse.
Il écarquille tout grands ses vasistas à cloison étanche.
— Comment cela ?
— C’est pourtant clair : il me faut une chienne en chasse, tu dois avoir ça dans ta collection de printemps, non ?
— Oui, mais…
— Alors aboule, je suis preneur ; et je te préviens : je veux une pétroleuse format Berthe Bérurier !
— J’ai votre affaire : une boxer bringée de quatre ans !
— Amène-la.
— Sérieusement, vous l’achetez ?
— Je te l’achète. Envoie la note à la Grande Cabane, ce sont des frais professionnels.
Il a perdu l’habitude de mes fantaisies et je le sens à deux doigts de l’attaque d’apoplexie.
— Tu m’avais dit qu’on allait à la pêche, souligne le Gros. On dirait plutôt qu’on va à la chasse. Comment qu’il s’appelle, ce beau toutou ?
— Il s’appelle Julie, fais-je.
— Drôle de blaze pour un cador.
— C’est une chienne.
— Avec ces oreilles en pointe on ne s’en douterait pas.
— Je crois que si tu veux t’assurer du sexe d’un animal tu as intérêt à ne pas lui regarder les oreilles.
Je fonce jusqu’à la Malmaison. Il n’est pas loin de minuit lorsque je débarque, à quelques encablures de la propriété.
— Tiens Mademoiselle en laisse, enjoins-je au suifeux. La partie devient véry délicate.
En effet, à peine sommes-t-on à la grille que les deux dogs féroces se ruent sur icelle. Au moyen de mon célèbre sésame je délourde. Le jeu consiste à faire pénétrer Mademoiselle Julie dans la place (en anglais in the place) avant que l’alarme soit donnée à l’intérieur. Le Mahousse auquel j’ai fait part de mon plan d’action murmure en montrant les deux fauves :
— Si jamais ils sont de la pédale, on est bonnards, San-A.
— Attention ! dis-je. Je vais entrouvrir, prépare-toi à leur catapulter Miss Julie avant qu’ils nous sautent sur les claouis.
Ce qui est dit est fait. Monseigneur Bérurier tient la jeune personne debout contre lui. J’écarte la grille et le Gros pousse la chienne dans la propriété.
— Ces dames au salon ! clame-t-il, égrillard.
Les molosses ne se le font pas dire deux fois. Faut voir la réception qu’ils offrent à Julie ! Le renifleur se met en marche vilain. La pauvre mignonne ne sait comment se tenir avec ces messieurs. Elle tourne en rond, donne des petits coups de dent par-ci, des coups de pattes par-là, mais on sent bien que le cœur n’y est pas. Elle n’est contre que par pudeur. Béru qui l’observe me pousse du coude.