— Son Excellence ne vient pas ? je questionne.
— Non, répond-il sèchement.
Je claque la portière. Les lourdes de ces brouettes s’ajustent comme des portes de coffre-fort. Elles sont d’ailleurs un peu plus épaisses. Je m’installe au volant et j’attends les instructions. Hétaurdu fait coulisser la vitre séparant les passagers du chauffeur.
— L’Élysée ! ordonne-t-il.
Tout bêtement. Le sang me monte aux éventails à mouches.
Ainsi ces Messieurs-dames vont à l’Élysée ! Ça me trouble un chouïa. Pourquoi le consul ne fait-il pas partie de la caravane ? À quel titre son secrétaire le remplace-t-il ?
Je démarre, alourdi par des tonnes et des tonnes de questions inquiétantes.
En passant devant le Pavillon Joséphine, j’avise la tronche mafflue de Bérurier. Le bonhomme est à l’affût derrière des rideaux bonne femme. J’espère que tout se passera bien pour lui. Mes copains font un drôle de déchet dans cette affaire !
À cause de la vitre de séparation, je n’entends pas ce qui se passe à l’arrière, mais grâce au Vade-rétroviseur Satanas (les meilleurs) je peux observer le couple à la dérobée.
Ces monsieur-dame ne s’adressent pas la parole. La jeune femme s’est blottie dans un angle du véhicule, le plus loin possible de son compagnon ; quant à ce dernier, un bras passé dans l’accoudoir suspendu, il est fier comme bar-tabac et jette des regards nonchalants sur les populations banlieusardes qui se pressent sur les trottoirs.
Je me farcis la Défense, puis l’Avenue de Neuilly, la Porte Maillot, l’Avenue de la Grande Armée. C’est l’Etoile, les Champs-Élysées dans toute leur gloire. Au Rond-point je tourne à gauche pour aller chercher la rue du Faubourg Saint-Honoré (à la crème) et j’arrive en vue de l’Élysée. La guérite du Général est éclairée à Jean Giono. Une foule de bagnoles à grand spectacle, bourrées de beau linge, font la queue devant la porte, téléguidées par des gardes en grande tenue. Je prends la file. Me voici entre l’ambassadeur de Cramoisie et le vice consul de Proxénétie. On avance lentement. Enfin, je pénètre — pour la première fois de ma vie — dans la cour d’honneur. La musique militaire joue « Tiens, petit, voilà vingt sous ». Des généraux habillés en militaires accueillent les arrivants. J’aperçois sur le perron tous les représentants des corps Constipés (comme dirait Béru) : le grand Vizir de Talbon-jhoûr, le cardinal Selfmademan archevêque de Boston ; l’ambassadeur de l’Abrutissan ; Son Excellence Yatamoto Quérouyé conduisant la délégation japonaise ; Monseigneur Couchetapiane, nonce apostolique, Môssieur Jules Napolitain, de l’Académie Française, l’amiral Sabordet, le baron de Maideux, le grand rabbin Dupont, le pasteur Valériradaut, M. Cash Handcarry, ministre des affaires étranges américaines, sir Prise-party, sous-ambassadeur-adjoint de Grande-Bretagne ; le président Fouinozoff et la princesse Eva Donkchaitorp de Billaydou.
À mon tour, je remise ma tuture au bas des marches. Un militaire habillé en officier supérieur, délourde, salue, tend à ma passagère blonde une pogne gantée de blanc. Un garde chamarré, qui ressemble à Chamarat, me fait signe d’aller remiser mon zinzin à roulettes dans le parkinge réservé. J’obéis. Les immenses fenêtres de l’Élysée ruissellent de lumière. Il y a de la zizique partout, militaire à l’extérieur, civile à l’intérieur. Les cuivres dehors, les cordes dedans. Un de mes collègues (chauffeur) s’approche de mon tas de ferraille.
— C’est toi l’Alabanie ? me demande-t-il.
Je lui réponds qu’oui, provisoirement.
— Moi je fais le Maroc.
Chacun fait ce qu’il peut.
— Je connais la petite porte de sortie, on va aller en vider un ? propose-t-il.
— C’est pas de refus.
Nous nous éclipsons discrètement, tandis que les arrivants continuent d’arriver, la musique de musiquer et l’Élysée de répandre des joies élyséennes.
CHAPITRE XVIII
Lorsque nous avons éclusé quatre beaujolais dans un petit café de la rue d’Anjou et que mon confrère m’a refilé une bonne adresse pour boire de l’Anjou rue de Beaujolais, je le quitte pour bigophoner à la maison.
C’est ma Félicie qui décroche. Elle paraît toute surexcitée.
— M. Bérurier est ici avec d’autres messieurs, m’avertit-elle. Il y en a deux pleins de sang. Je suis en train de les panser…
— Passe-moi Béru, M’man.
J’exulte. Ainsi le Gravos a réussi dans sa mission.
Son organe graisseux me fait frémir les trompes.
— Ça y est, San-A. Tu parles d’un coup de filet, mon neveu ! J’ai une nouvelle du tonnerre à t’apprendre !
— Quelle nouvelle ? croassé-je.
— J’ai retrouvé M. Morpion.
— Tu fais de l’eau, gars. Nous étions ensemble cette nuit quand…
— Mais non, il y a eu gourance sur la personne. C’est pas lui qui fait trempette dans la chaux vive, c’est le consul !
Je rugis.
— Tu dis !
— La strique vérité, mon pote. Ton prof est sain et sauf. Enfin quand je dis qu’il est sain, je charge un peu, biscotte je le trouve un peu bouffé aux mites, sans compter qu’il a subi des mauvais traitements.
J’explose.
— Mais raconte, tonnerre de Dieu !
— Ils l’ont kidnappé chez lui, comme tu avais pensé. Attends, je vais te l’appeler. C’est pas qu’il soit guilleret, mais il a tout de même la force de te causer.
— Attends, et l’autre zigoto ?
— Le gorille ? Je lui ai mis une tronche au cube vu qu’il a voulu me chercher des patins. Ta maman essaie de le rafistoler, mais faudra un drôle de petit magicien pour le recoudre car il ressemble à un tableau de Picasso.
Il crie à la cantonade :
— Hé ! M’sieur Morpion ! Venez donc causer à vot’ cancre !
Je perçois la voix faible de Morpion qui explique au Gros :
— Mon bon ami, on ne doit pas dire « causer à », c’est incorrect. On parle à quelqu’un et on cause avec quelqu’un…
— Et mon c… ! objecte Béru, est-ce qui vous parle ou si y vous cause ?
Morpion s’empare de l’écouteur en soupirant.
— Mon jeune ami, murmure-t-il, la police châtie les coupables mais pas son langage !
— Hello, Prof, comment vous sentez-vous ?
— Comme un homme qui a reçu une balle dans le gras du bras et qui est resté quarante-huit heures dans un grenier, sans prendre de nourriture et ligoté avec du fil de fer. Maintenant, grâce aux soins éclairés de Madame votre mère, cela va beaucoup mieux. Je vais devoir retourner à l’hôpital, c’est un endroit qui me convient parfaitement à mon âge.
— Racontez-moi un peu ce qui s’est passé.
— Je surveillais vos lascars à la jumelle et ils s’en sont aperçus. Ils m’ont blessé. Je vous ai prévenu. Ils sont arrivés chez moi pour voir où j’en étais et m’ont forcé à les suivre. Tout cela est très banal.
Comme il y va, le pédago ! Il s’habitue à l’aventure, Morpion ! C’est devenu le capitaine Troy en personne, ma parole !
— Bérurier vient de me dire que le consul prenait un bain de chaux vive, comment le sait-il ?
— Parce que je le lui ai appris, mon jeune ami. Que je vous dise : pendant mes deux mois passés à l’hôpital, j’avais pour voisin de lit un sourd-muet. J’ai appris à lire sur les lèvres, grâce à lui. Lorsque les gens du consulat m’ont aperçu, j’étais en train d’assister à une conversation assez édifiante.
— Je vous écoute, Prof…
— Naturellement, avec l’éloignement et ma vue basse je n’ai pas pu tout comprendre. Mais dans les grandes lignes je peux vous dire ceci : ils ont tué le consul depuis chez moi. Ils préparent un attentat contre le ministre des Affaires étrangères d’U.R.S.S. et contre le chef de l’État. D’autre part…