— Pas le moins du monde, mon jeune ami.
— Vous étiez chez vous lorsque le vitrier…
— Oui, mais hélas je ne me trouvais pas à ma fenêtre. J’ai entendu un choc sourd, des cris et une rumeur de foule. Quand je me suis précipité, il était trop tard…
— Je vais vous redemander vos jumelles ; le spectacle continue en face ; on fait matinée et soirée…
Il retrouve les lunettes d’approche dans un seau hygiénique provisoirement vide et me les tend. Je m’embusque derrière le rideau déchiré de sa fenêtre. En face, les volets se sont refermés. J’espère que le Vaillant saura les faire rouvrir. Avec quelle volupté mon regard acéré se faufilera alors dans cet antre diplomatique ! D’aucuns d’entre vous, parmi les plus glandulards, se demandent certainement pourquoi je n’opère pas moi-même la petite visite au consulat puisque ma curiosité est à ce point survoltée. J’admets exceptionnellement que leur surprise est valable. Seulement, voyez-vous, bande de végétariens, je me conserve pour la bonne babouche, comme disait un Arabe de mes relations. San-Antonio, c’est la brigade d’élite, le matamore, la super-vedette (ne craignez rien pour mes chevilles, j’ai mis mes bandes Velpeau) : il n’intervient qu’à bonessian (comme les Arméniens).
Les jumelles braquées, j’attends.
— Vous prendrez bien une tasse de cacao avec moi ? murmure Morpion.
— Volontiers, accepté-je, fort distraitement.
Les volets s’ouvrent, en face. J’avise la trogne vultueuse du Gros. M. Bérurier est en grande conversation avec un type habillé de noir en qui je reconnais le secrétaire dépeint par Pinuche. J’abandonne ces deux personnages afin d’explorer le fond de la pièce. Dans une pénombre grise, j’aperçois un bureau ministre aux bronzes éteints. C’est plutôt un bureau sinistre ! Le châle qui le recouvre lui donne l’aspect d’un catafalque. Par exemple, contrairement à ce qu’a révélé le Débris, il y a un tapis sous ce meuble et non point le parquet nu. Je recadre Béru et son partenaire. Ces messieurs discutent véhémentement. Si le brouhaha de la rue n’était pas si fort, je percevrais sûrement leurs paroles. La conversation dure un quart de plombe environ, ensuite de quoi, le Gravos prend congé.
— Voilà votre cacao ! m’annonce le gentil Morpion en me cloquant dans les paluches une tasse pleine d’un liquide fumant.
Sans méfiance, je goûte le breuvage.
— Vous êtes sûr que c’est du cacao, Prof ? bredouillé-je.
Morpion boit une gorgée et secoue la tête calmement.
— Non, je me suis trompé : c’est de la farine de lin, mais qu’importe ? L’essentiel est de se sustenter, mon jeune ami. La gourmandise est une forme d’embourgeoisement.
— Peut-être, conviens-je, mais pourtant l’idée ne vous viendrait pas de vous faire un cataplasme avec du Banania ?
Et sur cet argument assez péremptoire, je cours rejoindre le Gros.
C’est un Béru plus pensif qu’une statue de Bouddha que je découvre, affalé dans la bagnole. Son nez violacé ressemble à une fraise oubliée dans un Comice agricole après qu’elle eut obtenu le premier prix.
— T’as pas l’air content, Béru ? souligné-je de but en blanc.
— J’y suis pas, rétorque-t-il de but en noir.
— À cause de quoi ?
— À cause d’à cause !
La pertinence, la concision, la puissance évocatrice de sa réponse n’échapperont à personne. Quant à moi, elle m’éblouit.
— Tu es en pleine possession de ta langue, Béru, admiré-je. Pas une de ses subtilités, pas une de ses nuances ne t’échappent. Tu la manies comme un manchot manie une raquette de tennis. C’est l’accomplissement suprême d’une civilisation qui s’exprime par ton groin. La démarche de la pensée française a, grâce à toi, une vigueur encore jamais égalée.
« Comme je voudrais pouvoir célébrer ta hardiesse verbale en composant une ode à ta gloire. Que n’ai-je le dixième de tes facilités pour glorifier les neuf dixièmes qui te resteraient !
Ça le saoule un peu, Béru. Son front aussi étroit qu’un ruban de machine à écrire s’étrécit encore. Son œil sanguinolent s’ensanglante davantage.
— Si t’estimes que c’est le moment de débloquer, moi je veux bien, fulmine le Mastar. À ce petit jeu je crains personne.
Je me soumets sans combattre.
— Alors, Grosse Pomme ? Cette visite consulaire ?
— Consulaire toi-même ! Je me suis laissé fabriquer, Gars. Ces macaques m’ont vendu une salade du diable. Ce qu’ils sont fortiches ! Hou la la, ce qu’ils sont fortiches !
— Exprime…
— Pour commencer, ils m’ont dit qu’ils n’avaient jamais appelé de vitrier, c’est costaud, non ?
— J’apprécie.
— Pas mal, en effet.
— Deuxio, ils m’ont expliqué que Pinaud était monté sur une chaise de cuisine pour préparer la pose du carreau. Ensuite il est descendu afin de découper la vitre et en remontant pour la poser il s’est gouré et a pris une autre chaise qui se trouvait à promiscuité. Cette explication répond à nos objections. Quand je te causais qu’ils sont forts !
— Tu as dit que le vitrier prétend qu’on l’a poussé ?
— Tu parles !
— Qu’ont-ils répondu ?
— Ça les a fait rire. Le zig en noir, dont au sujet duquel causait Pinaud, m’a dit que le vitrier devait être ivre et qu’il n’avait qu’à déposer une plainte en bon uniforme si ça lui chantait. Il paraît vachement sûr de lui, tu sais…
— Parle-moi du bureau.
— Y a le châle étendu dessus, par contre ils ont mis un tapis dessous. J’ai voulu soulever le châle, mais le secrétaire s’est mis à pousser des cris de beurre frais comme quoi je me trouvais en territoire alabanien et que j’avais pas le droit d’outrepasser mes fonctions. Moi, tu me connais ? C’est pas l’instruction qui me fait défaut, Dieu merci, mais pour ce qui est du Droit j’ai des lagunes. Alors j’ai préféré écraser, d’autant que tu m’avais recommandé de…
— O.K., fils ! Tu as bien fait. Une ultime formalité et ce sera tout pour tout de suite.
— De quoi t’est-ce qu’il s’agit ?
— Va interviewer gentiment la concierge du consulat, histoire de savoir si le consul crèche ici ou bien s’il ne s’agit que de locaux professionnels.
Docile, le cher Béru s’éloigne de nouveau. C’est un bon toutou auquel on peut jeter la balle autant de fois qu’on le désire : on est certain qu’il la rapportera.
— Conclusion ? demande le Vieux.
Il est neuf plombes du soir, ce qui, chez les chefs de gare, équivaut à 21 heures. Le Boss paraît un brin fatigué. J’ai idée qu’il devrait se mettre un peu au vert de temps à autre, histoire de se démiter les soufflets. À force de croutonner dans son burlingue il finit par devenir inhumain. Je vous parie un foie de veau contre la foi d’un dévot qu’il n’a pas vu un brin d’herbe depuis près de vingt piges. L’univers, pour lui, c’est des classeurs, des dossiers, des flics… Faudrait être le Dante pour raconter ce qui se passe dans sa tronche.
— Conclusion ? répète-t-il de sa voix pareille à une allumette rebelle qui dit crotte à son grattoir.
— Conclusion toute officieuse, monsieur le directeur, rectifié-je.
— Naturellement.
— Selon moi, il y a eu lors de ces quatre derniers jours un attentat contre un membre du consulat. Des tireurs se sont embusqués chez le professeur Maupuy et ont mitraillé quelqu’un dans le bureau faisant face au domicile de mon ancien prof. Pour des raisons « x », les gens du consulat ont gardé la chose secrète. Ils ont même poussé la discrétion jusqu’à ne pas faire remplacer la vitre pulvérisée par les projectiles. Qui a été tué ? Mystère ! Quelqu’un même a-t-il été tué ? Cela reste à déterminer. En tout cas, la victime a saigné puisqu’ils ont décousu une certaine surface de moquette. Lorsque Pinaud s’est présenté, déguisé en vitrier, ils n’ont pas été dupes et ont voulu le neutraliser définitivement. Je pense qu’ils ne l’ont pas pris pour un flic, mais plutôt pour un membre du clan adverse qui est en guérilla avec eux.