Régalien, le ton ? Au moins, la voix ne tremblait pas.
— Dyelin, s’il te plaît, occupe-toi de la Maîtresse des Vagues et de la Régente des Vents, et tente d’apaiser leurs angoisses. Birgitte, je compte bien entendre dès ce soir ton plan de recrutement.
Les trois femmes sursautèrent puis acquiescèrent, l’air absentes.
Elayne sortit, suivie par Nadere. Niveau majesté, elle aurait pu mieux faire, mais c’était trop tard pour revenir en arrière. Avant que les portes se referment, elle entendit Zaida souffler :
— Eh bien, ils ont de drôles de coutumes, ces continentaux…
Dans le couloir, Elayne tenta d’avancer un peu plus vite. En empêchant le manteau de s’ouvrir, ça se révéla plutôt difficile. Parfois, les boutons pouvaient être bien utiles…
Les dalles rouges et blanches se révélèrent bien plus froides que les tapis du salon. Bien au chaud dans leur livrée d’hiver, quelques domestiques écarquillèrent les yeux en apercevant Elayne, puis ils filèrent vaquer à leurs occupations.
Avec les courants d’air, la lumière des lampes vacillait en permanence. Parfois, le souffle était assez fort pour faire onduler une tenture.
— C’était délibéré, n’est-ce pas ? dit Elayne à Nadere.
Pas vraiment une question…
— Quel que soit le moment, tu te serais débrouillée pour venir me chercher devant plusieurs témoins. Afin de confirmer qu’adopter Aviendha compte beaucoup à mes yeux.
Les Matriarches avaient même souligné que ça devait compter bien plus que tout le reste.
— Et à elle, que lui avez-vous fait ?
Très peu pudique, Aviendha se promenait souvent nue dans ses appartements et ne bronchait pas quand des serviteurs y entraient. La forcer à se dévêtir en public n’aurait rien prouvé du tout.
— Si elle le désire, ce sera à elle de te le dire, répondit Nadere, hautaine. Mais tu es très observatrice. Bien des gens ne le sont pas…
L’Aielle eut une sorte de rire qui fit osciller son opulente poitrine.
— Ces hommes qui tournaient le dos et ces femmes qui te protégeaient… J’aurais remis de l’ordre dans tout ça, si l’homme à la veste brodée ne t’avait pas reluquée en douce. Et si tu n’avais pas rougi, la preuve que tu le savais.
Elayne manqua un pas et trébucha. Le manteau s’ouvrit, laissant échapper le peu de chaleur corporelle qui lui restait.
— Ce porc ignoble ! Je… Je…
Que pouvait-elle faire ? En parler à Rand ? Pour qu’il punisse Taim ? Plutôt crever !
— La plupart des hommes aiment regarder nos fesses, dit Nadere, l’air perplexe. Cesse de penser à eux et occupe-toi plutôt de la femme que tu veux prendre pour sœur.
Rougissant de nouveau, Elayne se concentra sur Aviendha, mais ça ne la calma pas. On lui avait ordonné de penser à plusieurs choses, avant la cérémonie, et certaines la mettaient mal à l’aise.
Nadere à ses côtés, elle s’efforça d’empêcher le manteau de s’ouvrir pour dévoiler ses jambes – des serviteurs allaient et venaient partout – et marcha assez lentement. Il fallut donc beaucoup de temps pour que les deux femmes atteignent la pièce où attendaient les Matriarches. Une bonne quinzaine, en jupe, chemisier blanc et châle sombre, avec leur collection habituelle de colliers et de bracelets en or ou en ivoire…
Les meubles et les tapis évacués, la pièce était vide et aucun feu ne brûlait dans la cheminée. Au cœur du palais et en l’absence de fenêtres, les roulements de tonnerre s’entendaient à peine.
Elayne riva les yeux sur Aviendha, debout à l’autre extrémité de la pièce. Nue comme un ver, elle sourit nerveusement à sa future sœur. Nerveusement, Aviendha ?
L’Aielle eut un petit rire. Après une brève hésitation, Elayne l’imita. L’air était glacial, bon sang ! Et le sol encore plus froid.
Parmi les Matriarches, presque toutes des inconnues, la future reine distingua un visage familier. Avec ses traits encore jeunes et ses cheveux blancs, Amys aurait pu passer pour une Aes Sedai.
Elle avait dû « voyager » pour venir de Cairhien. En échange de ce qu’elles lui avaient appris sur Tel’aran’rhiod, Elayne avait enseigné ce don aux Matriarches capables de marcher dans les rêves. Pour rembourser une dette, avait-elle ajouté, sans jamais préciser laquelle.
— J’aurais aimé que Melaine soit là, dit-elle.
Elle appréciait l’épouse de Beal, une femme pleine de chaleur et généreuse. Pas comme les deux autres Matriarches qu’elle reconnut… La squelettique Tamela, avec ses traits anguleux, et Viendre, magnifique avec son profil d’oiseau de proie et ses yeux bleus. Des femmes bien plus puissantes qu’elle dans le Pouvoir – supérieures à toutes les sœurs, en fait, à part Nynaeve. Entre les Aielles, cette hiérarchie n’existait pas. Mais pour quelle autre raison ces deux-là l’auraient-elles depuis toujours regardée de haut ?
Elayne pensait qu’Amys prendrait les choses en main, comme d’habitude, mais ce fut Monaelle, une petite femme aux cheveux blond tirant sur le roux, qui fit un pas en avant. « Petite », tout était relatif. La seule, en tout cas, qui ne fût pas plus grande qu’Elayne. Et la moins puissante dans le Pouvoir. Presque trop faible pour mériter le châle, si elle était allée à Tar Valon. Cette hiérarchie-là n’avait peut-être vraiment aucune importance entre les Matriarches.
— Si Melaine était présente, dit Monaelle d’un ton brusque mais pas inamical, les bébés qu’elle porte seraient impliqués dans le lien qui va être créé entre vous deux. Pour ça, il aurait fallu que les tissages les frôlent – et qu’ils survivent. Les enfants à naître ne sont pas encore assez forts pour y parvenir. La question, c’est de savoir si vous l’êtes.
Des deux mains, l’Aielle désigna des points sur le sol, non loin d’elle.
— Venez au centre de la pièce.
Elayne comprit que le saidar allait avoir un rôle à jouer dans la cérémonie. Jusque-là, elle s’attendait à un échange de vœux et peut-être de serments. Qu’allait-il donc se passer ? Elle était prête à tout, sauf que…
D’un pas hésitant, elle approcha de Monaelle.
— Ma Championne… Notre lien sera-t-il… affecté ?
Venue se camper en face d’Elayne, Aviendha s’était rembrunie en la voyant hésiter. Quand elle entendit la question, elle tourna vers Monaelle de grands yeux interrogateurs. À l’évidence, elle n’avait pas pensé à ça.
La Matriarche secoua la tête.
— Hors de cette pièce, nul ne sera touché par les tissages. Ta Championne sentira que tu es liée à quelqu’un d’autre, mais très vaguement.
Aviendha soupira de soulagement et Elayne lui fit écho.
— Nous avons un protocole à suivre, continua Monaelle. Venez. Nous ne sommes pas des chefs de tribu qui boivent de l’oosquai en débattant des serments de l’eau.
En lançant ce qui semblait être des blagues sur les chefs et leur intempérance, les autres Matriarches formèrent un cercle autour d’Aviendha et Elayne.
Monaelle s’assit en tailleur sur le sol, non loin des deux femmes nues. Dès qu’elle parla, les rires cessèrent.
— Nous sommes réunies parce que deux femmes désirent devenir premières-sœurs. Nous allons déterminer si elles sont assez fortes, et dans l’affirmative, nous les aiderons. Leurs mères sont-elles présentes ?
Elayne sursauta, mais Viendre se plaça derrière elle.
— Je suis ici à la place de Morgase Trakand, qui n’a pas pu venir.
Les mains sur les épaules d’Elayne, Viendre la força à s’agenouiller devant Aviendha, puis elle s’accroupit derrière elle.
— J’offre ma fille à l’épreuve.
Tamela se campa derrière Aviendha et la fit se baisser, ses genoux touchant presque ceux d’Elayne.
— Je suis là à la place de la mère d’Aviendha, qui n’a pas pu venir, et j’offre ma fille à l’épreuve.