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Elayne secoua la tête. Pas pour contredire la Matriarche. Enfin, pas vraiment… Mais elle n’avait jamais réfléchi à la vieillesse, et surtout pas depuis son passage par la Tour Blanche. Sur les épaules d’une Aes Sedai, le temps ne pesait pas bien lourd. Mais qu’arriverait-il si elle vivait aussi longtemps que les membres de la Famille ? Ça impliquerait de renoncer à son statut de sœur, mais pourquoi pas ? Si ces femmes mettaient du temps à développer des rides, elles finissaient par en avoir.

Que pensait Aviendha, de son côté ? Elle semblait si morose.

— Chez la femme que vous voulez comme première-sœur, qu’est-ce qui vous semble le plus puéril ?

Beaucoup plus facile, ça. Et moins glissant, comme terrain… Elayne se surprit même à sourire en parlant. Morosité oubliée, Aviendha fit de même.

Avec le décalage habituel, les propos des deux femmes retentirent :

— Aviendha refuse que je lui apprenne à nager. J’ai essayé, c’est impossible. Elle n’a peur de rien, sauf d’un volume d’eau supérieur à celui d’une baignoire.

— Elayne se gave de confiseries avec les deux mains, comme un gosse qui échappe à la surveillance de sa mère. Si elle continue, elle sera grosse comme une vache.

Elayne sursauta. Se gaver, elle ? Une gâterie de temps en temps, rien de plus. Quant à être grosse comme une vache…

Mais pourquoi Aviendha la foudroyait-elle du regard ? Refuser d’avoir de l’eau au-dessus des genoux était vraiment puéril.

Monaelle porta une main à sa bouche pour étouffer un toussotement – histoire de cacher un sourire, en réalité, aurait parié Elayne. Quelques Matriarches rirent franchement. De la stupidité d’Aviendha ou de sa gourmandise ?

Monaelle se reprit, arrangea ses jupes autour d’elle et parla d’un ton quand même un peu plus léger :

— Chez la femme que vous voulez prendre pour première-sœur, qu’enviez-vous le plus ?

Malgré l’exigence de sincérité, Elayne aurait triché si elle avait dû en rester à sa réponse spontanée. Mais une autre idée lui était venue, moins embarrassante pour elles deux, et plus convenable. Certes… Pourtant, il y avait cette affaire de seins exhibés et de sourires aux hommes… Pas faux, peut-être, mais Aviendha allait et venait nue comme un ver devant de pauvres serviteurs écarlates qu’elle semblait ne pas voir. Et cette accusation de se gaver ? Une vache, vraiment ?

Elayne dit la vérité toute nue tandis qu’Aviendha parlait de son côté.

— Aviendha a connu charnellement l’homme que j’aime. Pas moi… Ça ne m’arrivera peut-être jamais, et je pourrais en pleurer de désespoir.

— Elayne est aimée de Rand al’Thor… De Rand, oui ! Mon cœur saigne, tant je désire qu’il m’aime aussi, mais j’ignore s’il le fera un jour.

Elayne dévisagea son amie. Elle l’enviait à cause de Rand ? Alors qu’il l’évitait comme si elle était une pestiférée ? C’était complètement…

Tamela écarta les mains des épaules d’Aviendha.

— Gifle-la le plus fort possible ! lui lança-t-elle.

— Ne te défends pas, souffla Viendre à l’oreille d’Elayne.

On ne leur avait pas parlé de ça ! Mais Aviendha n’allait pas…

Clignant des yeux, Elayne se releva péniblement et porta une main à sa joue en feu. Toute la journée, il y resterait l’empreinte d’une paume. Aviendha n’aurait pas été obligée de frapper si dur.

— Gifle-la le plus fort possible, dit Viendre quand la future reine se fut de nouveau agenouillée.

Non, pas question de tabasser son amie. C’était…

Sous l’impact, Aviendha bascula sur le côté et faillit s’écrouler sur Monaelle.

Elayne secoua sa main, presque aussi douloureuse que sa joue.

Aviendha se releva, hocha la tête, puis se remit à genoux.

— L’autre main, dit Tamela.

Cette fois, Elayne atterrit sur les genoux d’Amys, les deux joues et les oreilles en feu. Quand elle eut repris sa position, elle obéit à Viendre et mit tout le poids de son corps dans son second coup. Emportée par son élan, elle faillit s’étaler sur Aviendha, qui avait basculé en arrière.

— Vous pouvez sortir, maintenant, dit Monaelle.

Elayne tourna la tête vers la Matriarche. À moitié redressée, Aviendha se pétrifia.

— Si c’est ce que vous désirez, continua Monaelle. Les hommes abandonnent à ce point, voire plus tôt. Beaucoup de femmes aussi. Mais si vous vous aimez encore assez pour continuer, enlacez-vous.

Elayne se jeta sur Aviendha. L’Aielle ayant fait de même, le choc faillit les assommer. Serrées l’une contre l’autre, en larmes, elles murmurèrent :

— Aviendha, je suis désolée…

— Elayne, pardonne-moi. Pardonne-moi…

Monaelle approcha, les dominant de toute sa hauteur.

— Vous serez de nouveau en colère l’une contre l’autre et vous vous direz des horreurs, mais vous n’oublierez pas que vous vous êtes déjà frappées. Sans raison, juste parce qu’on vous le demandait. Que ces coups vaillent pour tous ceux que vous aurez envie de vous donner. Vous avez un toh l’une envers l’autre, sans qu’il soit possible de vous en acquitter. N’essayez pas, car une femme a toujours une dette vis-à-vis de sa première-sœur. Maintenant, vous allez renaître…

Dans la pièce, la nature du saidar changea. Comment ? Elayne n’aurait su le dire, même si elle avait eu le temps d’y réfléchir. La lumière vacilla comme si les lampes agonisaient, elle ne sentit presque plus le contact d’Aviendha, et les sons devinrent lointains.

— Oui, vous allez renaître, répéta Monaelle comme si elle était à des lieues de là.

Tout disparut et Elayne aussi cessa d’exister.

La conscience… Enfin, une espèce de conscience. Sans penser à soi comme à soi, en somme… Sans penser du tout, même. Mais en existant et en entendant des sons…

Un liquide clapotait… Des gargouillis… Un battement rythmique. Oui, ce battement, surtout.

La satisfaction, sans savoir de quoi il s’agissait exactement…

Elle – oui, elle, c’était bien ça – ignorait ce qu’était le temps et sentait pourtant les Âges se succéder. En elle, il y avait un bruit, et ce bruit, eh bien, c’était elle ! Un battement. Puis un autre, similaire et tout proche.

Des battements simultanés. Une union parfaite. Deux êtres qui n’en formaient qu’un…

Au son de cette pulsation, l’éternité se dévida – tout le temps qui existait depuis la création du monde. Touchant l’autre qui était elle-même, elle sentit la pulsation. Avec son autre moi, elle était enlacée, puis s’en séparait, mais l’une revenait toujours vers l’autre…

Parfois, un peu de lumière déchirait les ténèbres. Pas assez pour y voir, mais presque aveuglante quand on avait toujours connu l’obscurité.

Le battement, encore.

Elle ouvrit les yeux, sonda le regard de son double, puis baissa les paupières, satisfaite.

La pulsation, toujours…

Puis il y eut un changement, bouleversant lorsqu’on n’en avait jamais connu. Une pression… La pulsation réconfortante s’accéléra.

Une pression convulsive. Répétée, répétée, répétée… et de plus en plus forte.

Les battements désormais affolés.

Soudain, le double se volatilisa. Elle était seule. Effrayée sans savoir ce qu’était la peur, et totalement seule.

La pulsation, la pression…

Écrasée, elle aurait voulu crier, mais sans savoir comment s’y prendre. D’ailleurs, c’était quoi, un cri ?

Puis la lumière, un flot de lumière aveuglante.

À présent, elle avait une consistance et un poids. Une expérience inédite… Une douleur soudaine au ventre… Quelque chose chatouillant son pied puis son dos…

Au début, elle ne comprit pas qu’elle produisait les étranges sons qui lui perçaient les tympans. Elle battit des jambes puis des bras, agitant des membres qui ne savaient pas vraiment bouger.