Un corniaud gris saisit un pan de sa robe entre ses crocs, la tirant sur le côté. Cette fois, Toveine paniqua. Si elle tombait encore, les chiens la dévoreraient vivante.
Une femme en robe de laine marron jeta son lourd panier sur le corniaud, le forçant à lâcher prise. Propulsé par une solide matrone, un seau atterrit sur le dos d’un clébard tacheté qui détala en glapissant.
Toveine s’en pétrifia de surprise. Du coup, un autre chien s’en prit à sa jambe. Au prix d’un lambeau de son bas et d’un morceau de chair, la sœur parvint à se dégager. Des femmes l’entouraient, chassant les chiens avec tout ce qui leur tombait sous la main.
— Filez, Aes Sedai, dit une femme grisonnante presque squelettique. (Elle flanqua un coup de bâton à un cabot.) Ils ne vous embêteront plus… Je voudrais bien avoir un joli chat, mais mon mari ne serait pas d’accord… Filez, vous dis-je !
Toveine ne prit pas le temps de remercier ses bienfaitrices. En courant, elle tenta de réfléchir. Toutes les femmes savaient, pour les Aes Sedai. Si une était au courant, les autres aussi. Mais elles ne porteraient pas de messages et ne faciliteraient pas une évasion, parce qu’elles désiraient rester ici. Comprenaient-elles à quoi elles contribuaient ? Toute la question était là…
Un peu avant la maison de Logain, dans une rue étroite où plusieurs demeures de ce type s’alignaient, Toveine ralentit et arrangea sa jupe. Une dizaine d’hommes en veste noire de tous âges attendaient Logain, qui ne s’était pas encore montré. Mais elle le sentait dans sa tête, résolu et concentré. Peut-être en train de lire…
La sœur continua son chemin d’un pas altier. Aes Sedai jusqu’au bout des ongles, quoi qu’il arrive… De quoi en oublier sa fuite éperdue devant les chiens.
Chaque fois, la maison la surprenait. Dans la rue, plusieurs étaient aussi grandes et deux bien plus imposantes. Une demeure en bois ordinaire à deux niveaux, n’était la porte, les volets et l’encadrement des fenêtres peints en rouge. Des rideaux occultants empêchaient de voir à l’intérieur. De toute façon, à travers les vitres de mauvaise qualité, on n’aurait rien pu distinguer. Bref, une résidence acceptable pour un boutiquier pas très prospère, mais en aucun cas pour un des hommes les plus célèbres du monde.
Toveine se demanda ce qui retenait Gabrelle. Les autres sœurs liées à Logain avaient les mêmes ordres qu’elle, et jusque-là, Gabrelle était toujours arrivée la première. Concentrée, elle étudiait l’Asha’man comme si elle avait l’intention d’écrire sa biographie. C’était possible, au fond, vu que les sœurs marron consignaient absolument tout par écrit.
Toveine chassa Gabrelle de son esprit. Cela dit, si elle arrivait très en retard, il faudrait découvrir comment elle s’y était prise. Mais il y avait plus urgent…
Les hommes qui attendaient devant la porte rouge regardèrent la sœur mais ne firent aucun commentaire – même entre eux. Cela posé, ils ne manifestèrent pas d’animosité non plus. Ils attendaient, simplement, aucun ne portant de manteau malgré le froid qui transformait leur souffle en buée.
Tous des Dévoués, une épée d’argent au col…
Chaque matin où Toveine venait au « rapport », elle voyait le même spectacle. Avec des hommes différents, cela dit… De tous ces gens, elle ne savait pas grand-chose, à part quelques noms et une poignée de détails.
Appuyé contre l’angle de la maison, Evin Vinchova, le beau gosse présent lors de sa capture par Logain, jouait avec un morceau de ficelle. Avec son visage buriné de fermier et sa barbe tressée et huilée, Donalo Sandomere – sans doute pas son véritable nom – tentait d’adopter la posture nonchalante d’un authentique noble. Androl Genhald, un Tarabonais costaud à l’air pensif, croisait les mains dans le dos. Même s’il portait une chevalière en or, Toveine aurait juré qu’il s’agissait d’un apprenti qui avait rasé sa moustache et abandonné le voile. Mezar Kurin, un Domani aux tempes grises, jouait avec la boucle en grenat de son oreille gauche. Lui, il pouvait être un noble mineur…
Toveine enregistrait dans son esprit une série de noms et de visages. Un jour ou l’autre, ces hommes seraient recherchés, et les informations permettant de les identifier deviendraient cruciales.
La porte rouge s’ouvrit. Les hommes se redressèrent, mais ce ne fut pas Logain qui apparut.
Toveine sursauta, puis elle soutint le regard de Gabrelle sans faire d’effort pour cacher son dégoût. À cause du maudit lien, elle avait senti à quelle activité Logain se livrait pendant la nuit – de quoi ne pas réussir à fermer l’œil – mais sans jamais imaginer que Gabrelle… Elle, sa partenaire ?
Plusieurs Asha’man parurent aussi étonnés que la sœur. Certains sourirent sous cape et Kurin, rayonnant, lissa sa fine moustache d’un index triomphant.
L’indigne Aes Sedai n’eut même pas la décence de rougir. Levant un peu son nez en trompette, elle tira sur le devant de sa robe – une façon de proclamer qu’elle venait juste de l’enfiler –, posa son manteau sur ses épaules et avança vers Toveine, tranquille comme si elles étaient dans un couloir de la Tour Blanche.
Toveine la prit par le bras et la tira à l’écart.
— Nous sommes prisonnières, mais ce n’est pas une raison pour se plier à tout. En particulier à la lubricité d’Ablar.
Gabrelle ne parut même pas troublée. Une idée traversa l’esprit de Toveine.
— Il t’a ordonné de… ?
Avec un ricanement, Gabrelle libéra son bras.
— Toveine, il m’a fallu deux jours pour décider de me « plier à sa lubricité », comme tu dis. Et je me suis félicitée qu’il en faille seulement quatre pour qu’il me laisse faire… Étant une sœur rouge, tu l’ignores peut-être, mais les hommes sont des bavards invétérés. Il suffit d’écouter, ou de faire semblant, pour qu’ils te racontent leur vie.
Gabrelle plissa pensivement le front.
— Je me demande si c’est pareil pour les femmes ordinaires.
— De quoi parles-tu ?
Gabrelle espionnait-elle Logain ? Ou glanait-elle des informations pour son futur livre ? Quoi qu’il en soit, son comportement était inadmissible, même pour une sœur marron.
— Qu’est-ce qui est pareil ?
Toujours pensive, Gabrelle murmura :
— Je me suis sentie… impuissante. Il est plutôt doux, mais… Eh bien, jusque-là je n’avais jamais réfléchi à la force des bras d’un homme, comprends-tu ? Et moi, incapable de canaliser le moindre flux. Il me dominait, en un sens, bien que ce ne soit pas tout à fait exact. Disons qu’il était le plus fort, et que je le savais. C’était étrangement exaltant.
Toveine frissonna. Gabrelle devait avoir perdu la tête. Elle allait le lui dire quand Logain sortit à son tour et ferma la porte derrière lui. Les cheveux noirs, les épaules larges et les traits arrogants, il était plus grand que tous les autres Asha’man. Sur son col figuraient l’épée d’argent et un ridicule lézard censé être un dragon. Alors que les autres se massaient autour de lui, il sourit à Gabrelle qui s’en pâma d’aise.
Toveine frissonna de nouveau. Exaltant ! Cette femme était cinglée.
Comme tous les matins, les hommes firent leur rapport. Le plus souvent, Toveine n’en comprenait pas un mot, mais elle écoutait quand même.
— J’en ai trouvé deux de plus qui s’intéressent au nouveau type de guérison que cette femme, Nynaeve, a utilisé sur toi, dit Genhald. Mais le premier sait à peine guérir avec la méthode classique et l’autre veut en savoir trop long. Plus que je ne peux lui en dire, en tout cas…
— Tu en sais autant que moi, répondit Logain. Maîtresse al’Meara ne m’a pas fourni beaucoup d’explications, mais j’en ai glané en écoutant les autres sœurs. Continue à semer et espérons que quelque chose pousse. C’est tout ce que tu peux faire.
Genhald et plusieurs autres types acquiescèrent.
Toveine enregistra ces informations. Nynaeve al’Meara… Un nom qu’elle avait souvent entendu depuis son retour à la Tour Blanche. Une autre Acceptée fugueuse qu’Elaida voulait récupérer avec une ferveur suspecte. Originaire du même village qu’al’Thor, en plus. Et associée à Logain, d’une façon ou d’une autre. Tout ça pouvait conduire quelque part. Un nouveau type de guérison pratiqué par une Acceptée ? C’était presque impossible, mais Toveine avait déjà vu des choses impossibles se réaliser, alors…