Gabrelle écoutait aussi, remarqua Toveine. Sans cesser de la surveiller du coin de l’œil…
— Il y a un problème avec certains hommes de Deux-Rivières, annonça Vinchova d’un ton colérique. Enfin, quand je dis des « hommes »… Ce sont des gamins, quatorze ans maximum. Ils refusent de révéler leur âge.
Avec son menton imberbe, Evin devait avoir un an ou deux de plus.
— Les faire venir ici était criminel.
Logain secoua la tête. Parce qu’il regrettait, ou pour exprimer sa rage ? Difficile à dire.
— La Tour Blanche accepte des filles de douze ans… Occupe-toi de ces garçons. Sans favoritisme, sinon les autres se retourneront contre eux. Mais assure-toi qu’ils ne feront rien de stupide. Le seigneur Dragon sera mécontent si on tue trop de gars de son territoire.
— On dirait bien qu’il s’en contrefiche, fit un type filiforme.
Son accent du Murandy à couper au couteau, il arborait une moustache incurvée qui en disait long sur ses origines. Jouant avec une pièce de monnaie qu’il faisait circuler sur le dos de sa main, il semblait aussi concentré sur cette activité que sur Logain.
— J’ai entendu dire que le seigneur Dragon en personne a ordonné au M’Hael d’enrôler de force tous les mâles de Deux-Rivières capables de canaliser, y compris les coqs. Avec l’armada qu’il a ramenée, je m’étonne qu’il n’ait pas aussi réquisitionné les poussins et les agneaux.
La blague fit rire les Asha’man, mais Logain ramena l’ordre en un clin d’œil.
— Quoi que le seigneur Dragon ait dit, il me semble que mes instructions sont claires.
Tous les hommes hochèrent la tête et on entendit des « Oui, Logain » et des « À tes ordres, Logain ».
Toveine effaça le rictus qu’elle sentait naître sur ses lèvres. Bande d’ignorants ! La Tour Blanche acceptait les filles de moins de quinze ans uniquement quand elles avaient déjà commencé à canaliser…
Le reste était plus intéressant. Deux-Rivières, encore… Rand al’Thor, disait-on, avait tourné le dos à son territoire, mais elle n’aurait pas juré que c’était vrai.
Pourquoi Gabrelle la dévisageait-elle ?
— La nuit dernière, dit Sandomere, j’ai appris que le M’Hael donne des cours particuliers à Mishraile.
L’homme lissa avec suffisance sa barbe fourchue. À croire qu’il venait de faire une révélation sensationnelle.
Au fond, c’était peut-être le cas, mais Toveine n’avait pas les éléments pour en juger. Logain hocha la tête et les autres échangèrent des regards qui auraient pu être inquiets.
Toveine remâcha sa frustration. C’était souvent comme ça. Des remarques qui n’appelaient pas de commentaires – ou que ces hommes redoutaient de commenter – et qu’elle ne comprenait pas. Chaque fois, elle avait le sentiment de passer à côté de quelque chose d’essentiel.
Un Cairhienien trapu qui arrivait à peine à la poitrine de Logain ouvrit la bouche. Pour ajouter quelque chose sur Mishraile ?
Toveine ne le saurait jamais.
— Logain !
Welyn Kajima dévalait la rue, les clochettes accrochées à sa natte noire tintinnabulant. Ce Dévoué, un homme d’âge moyen qui souriait beaucoup trop, avait lui aussi assisté à la capture de Toveine. Puis il avait imposé un lien à Jenare. Presque à bout de souffle, il fendit la petite foule et s’immobilisa devant Logain.
— Le M’Hael est de retour de Cairhien. Au palais, il a ajouté de nouveaux noms sur la liste des déserteurs. Tu n’en croiras pas tes oreilles.
Kajima récita une série de noms que Toveine entendit à moitié à cause des exclamations des Asha’man.
— Des Dévoués qui désertent, dit le Cairhienien quand ce fut terminé, ça s’est déjà vu. Mais un Asha’man consacré – et sept d’un coup ?
— Si tu ne me crois pas…, commença Kajima, théâtral.
À Arafel, il avait travaillé dans un bureau…
— On te croit, assura Genhald. Mais Gedwyn et Torval sont les bras droits du M’Hael. Rochaid et Kisman aussi. Pourquoi auraient-ils déserté ? Taim leur donne tout ce qu’un roi pourrait désirer.
Kajima secoua la tête, faisant sonner ses clochettes.
— Tu sais bien que la liste contient uniquement des noms, jamais de motifs…
— Bon débarras ! grogna Kurin. Enfin, on pourrait dire ça s’il ne nous revenait pas de les traquer.
— Ce sont les autres défections que je ne comprends pas…, dit Sandomere. J’étais aux puits de Dumai et j’ai vu le seigneur Dragon faire son choix, après la bataille. Comme toujours, Dashiva avait la tête dans les nuages. Mais Flinn, Hopwil et Narishma ? Ces hommes étaient plus que satisfaits. On aurait dit des agneaux lâchés dans une grange à orge…
Un homme aux cheveux gris cracha sur le sol.
— Je n’étais pas aux puits de Dumai, dit-il, mais je me suis battu au sud contre les Seanchaniens. (Un Andorien, à son accent.) Les agneaux aiment peut-être moins la cour du boucher que la grange à orge.
Les bras croisés, Logain avait écouté en silence.
— Tu t’inquiètes au sujet de la cour du boucher, Canler ? demanda-t-il, visage de marbre.
L’Andorien fit la moue puis haussa les épaules.
— Selon moi, c’est là que nous finirons tous, un jour ou l’autre. Je doute que nous ayons le choix, mais rien ne m’oblige à trouver ça drôle.
— Tant que tu es là lorsqu’on a besoin de toi…, souffla Logain.
Il s’adressait à Canler, mais plusieurs autres types approuvèrent du chef.
Regardant au-delà des hommes, Logain étudia Gabrelle et Toveine, qui s’efforça d’avoir l’air de ne pas écouter alors qu’elle gravait tous les noms dans sa mémoire.
— Allez donc vous réchauffer dans la maison, dit Logain. Faites-vous une infusion… Je reviendrai aussi vite que possible. Surtout, ne touchez pas à mes documents.
D’un geste, il indiqua à ses hommes de le suivre dans la direction d’où venait Kajima.
Toveine en grinça des dents de frustration. Au moins, elle n’allait pas devoir suivre Logain jusqu’au terrain d’exercice en passant devant le sinistre Arbre des Traîtres aux branches lestées de têtes coupées. Il lui serait également épargné d’observer des hommes qui s’entraînaient à détruire avec le Pouvoir. Certes, mais elle avait compté sur un autre jour de liberté, histoire d’aller et venir et de voir ce qu’elle pouvait apprendre.
Elle avait déjà entendu parler du « palais » de Taim, et elle espérait bien le localiser, voire apercevoir l’homme dont le nom était aussi maudit que celui de Logain. Au lieu de ça, elle suivit Gabrelle dans la maison. Tenter de désobéir était une perte de temps.
Pendant que sa compagne accrochait son manteau à une patère, Toveine inspecta le salon. Malgré l’extérieur modeste, elle s’attendait à plus de luxe. Dans une simple cheminée de pierre, un feu éclairait une longue table étroite et des chaises très simples reposant sur un plancher banal. Le bureau, à peine plus sophistiqué, attira l’attention de la sœur. Des coffrets à courrier s’y entassaient à côté de grands classeurs remplis jusqu’à la gueule. Des fourmis dans les mains, Toveine brûlait d’envie d’aller explorer tout ça. Mais si elle essayait, elle pourrait seulement toucher la plume ou l’encrier posés dans un coin…
Avec un soupir, elle suivit Gabrelle jusqu’à la cuisine surchauffée par un poêle trop puissant. Sur un petit placard, les assiettes sales du petit déjeuner attendaient la bonne volonté de quelqu’un.