Doesine s’essuya rageusement le front.
— Cesse de m’interrompre avec tes questions. Il y a longtemps que je n’ai pas fait ça…
— Trois fois qu’elle y passe…, murmura Yukiri. Les pires bandits craquent sous le poids de leur culpabilité – entre autres choses – après deux séances. Et si elle était innocente ? C’est comme si nous volions des moutons sous le regard de leur berger…
Même tremblante, Yukiri parvenait à conserver son allure de reine. En revanche, ses propos restaient dans le ton de ce qu’elle était jadis, à savoir une villageoise.
Elle foudroya du regard ses compagnes.
— La loi interdit d’utiliser le Siège sur des initiées. Nous risquons nos postes, rien de moins ! Et si nous exclure du Hall ne suffit pas, on nous bannira ! Cerise sur le gâteau, on nous fouettera avant de nous laisser partir. Que la Lumière me brûle ! Si nous nous trompons, nous risquons d’être calmées !
Seaine frissonna. Si leurs soupçons étaient justes, elles échapperaient au moins à ce sort terrible. Non, pas leurs soupçons, leurs certitudes ! Elles ne pouvaient pas s’être trompées.
Même si elles avaient raison, Yukiri parlait d’or sur tous les autres points. Les lois de la Tour Blanche ne se souciaient pas de la « nécessité » ni de quelque « intérêt supérieur ». Cela dit, si elles ne se trompaient pas, le jeu en valait la chandelle.
Lumière, fais que nous soyons dans le vrai, je t’en conjure !
— Es-tu sourde et aveugle ? cria Pevara en menaçant Yukiri avec le Bâton des Serments. Elle a refusé de prêter de nouveau le serment qui interdit de mentir. Ça ne peut pas être seulement à cause de l’imbécile fierté des sœurs vertes, surtout après que nous l’eûmes toutes fait sans protester. Quand je l’ai isolée de la Source, elle a essayé de me poignarder. Est-ce le comportement d’une innocente ? Allons, réponds ! Pour ce qu’elle en savait, nous voulions peut-être lui parler jusqu’à ce que nos langues se dessèchent. Pourquoi aurait-elle craint autre chose ?
— Merci à toutes les deux d’enfoncer des portes ouvertes, lâcha Saerin. Yukiri, il est trop tard pour revenir en arrière – donc, autant avancer ! Pevara, si j’étais toi, je ne m’en prendrais pas à une des quatre femmes à qui je peux me fier dans cette tour.
Empourprée, Yukiri tira sur son châle et Pevara eut l’air un rien penaude. Un rien. Bien que toutes ces femmes soient des représentantes, Saerin semblait avoir pris l’ascendant sur les autres. Seaine n’aurait su dire ce qu’elle en pensait…
Quelques heures plus tôt, Pevara et elle étaient deux vieilles amies menant une quête dangereuse. Des égales qui prenaient leurs décisions ensemble. Désormais, elles avaient des alliées, et la sœur blanche aurait dû s’en réjouir. Mais elles ne se trouvaient pas dans le Hall et ne pourraient donc pas se réfugier derrière leurs prérogatives de représentantes.
Le système hiérarchique de la tour reprenait ses droits avec toutes les discriminations subtiles – ou pas si subtiles que ça – qui déterminaient la domination des unes sur les autres.
Saerin, si on voulait creuser, avait été novice puis Acceptée beaucoup plus longtemps que ses compagnes. Mais ses quarante ans de mandat au Hall pesaient bien plus lourd que ça. Avant de prendre une décision, si elle daignait demander l’avis de Seaine, celle-ci aurait toutes les raisons de s’en réjouir. Si stupide que ce soit, en avoir conscience était dérangeant pour la sœur blanche – comme une épine dans son talon, oui…
— Les Trollocs la traînent vers le chaudron, annonça Doesine.
Un gémissement s’échappa des mâchoires serrées de Talene. Tremblant si fort qu’elle donnait l’impression de vibrer, elle marmonna :
— Je ne sais pas si je peux… si je veux que ces fichus…
— Réveillez-la ! ordonna Saerin sans même consulter ses compagnes du regard. Yukiri, cesse de bouder et tiens-toi prête.
La sœur grise foudroya Saerin du regard. Malgré tout, quand Doesine relâcha ses tissages, Talene ouvrant soudain ses grands yeux bleus, la reine villageoise tissa le saidar et enveloppa la prisonnière d’un bouclier qui l’isolerait de la Source.
Saerin commandait, tout le monde le savait, et il n’y avait rien à faire. Une épine très pointue, oui !
Le bouclier se révéla presque superflu. Terrifiée, Talene haletait comme si elle venait de courir des lieues et des lieues. Sous elle, depuis que Doesine ne canalisait plus, le sommet mou du Siège ne s’adaptait plus à ses mouvements. Les yeux écarquillés, elle fixa un moment le plafond puis tenta de baisser les paupières, mais elles se relevèrent d’elles-mêmes. À l’évidence, les souvenirs qui défilaient dans son esprit lui retournaient l’estomac.
Pevara approcha du Siège et braqua sur Talene le Bâton des Serments.
— Renie toutes tes autres allégeances et prête de nouveau les Trois Serments ! cria-t-elle.
Talene eut un mouvement de recul, comme si le Bâton était un serpent venimeux. Quand Saerin se pencha vers elle, la sœur verte se tortilla de plus belle.
— La prochaine fois, Talene, tu finiras dans le chaudron. Ou entre les bras affectueux du Myrddraal.
Le visage déjà dur, Saerin parlait d’un ton qui aurait glacé les sangs d’un Trolloc.
— Et on ne te réveillera pas au dernier moment… Si ça ne suffit pas, nous recommencerons encore et encore, tant pis si nous devons rester ici jusqu’à l’été !
Doesine fit mine de protester puis renonça avec une grimace qui en disait long. Dans ce groupe, elle seule savait faire fonctionner le Siège. Pourtant, on ne lui accordait pas plus de considération qu’à Seaine.
Ses yeux pleins de larmes rivés sur Saerin, Talene éclata en sanglots. Aveuglée, elle tendit une main et tâtonna jusqu’à ce que Pevara lui glisse le Bâton entre les doigts.
S’unissant à la Source, cette même Pevara canalisa un filament d’Esprit dans l’artefact.
Serrant le Bâton à s’en faire blanchir les phalanges, Talene n’ouvrit pas la bouche.
— Doesine, lâcha Saerin, je crois qu’il est temps de la rendormir.
À travers ses sanglots, Talene réussit à marmonner quelques mots :
— Je renie toutes mes autres allégeances.
Un hurlement déchirant se répercuta dans la pièce.
Seaine sursauta puis déglutit péniblement. D’expérience, elle savait ce qu’il en coûtait de renier un seul serment. Renoncer à tous à la fois devait être… Eh bien, elle avait la réponse sous les yeux.
Talene cria jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’air dans ses poumons. Puis elle inspira à fond et recommença à hurler. Un instant, Seaine redouta que ça finisse par attirer des curieuses…
Prise de spasmes, la grande sœur verte battit des bras et des jambes. Puis elle se cambra au point que seuls ses talons et sa tête touchaient encore la surface grise. Tous les muscles tendus, elle se tétanisa.
La crise cessa d’un coup et elle retomba sur la surface grise, inerte et pleurant comme une enfant perdue. Alors que le Bâton glissait de ses doigts gourds, Yukiri murmura ce qui semblait être une prière.
— Par la Lumière…, souffla Doesine. Par la Lumière… Par la Lumière…
Pevara saisit le Bâton et le glissa de nouveau entre les doigts de la sœur verte. Dans des circonstances pareilles, l’amie de Seaine ignorait jusqu’à l’existence du mot « pitié ».
— Maintenant, prête les Trois Serments, ordonna-t-elle.
Un instant, il sembla que Talene allait refuser. Mais elle répéta lentement les serments qui faisaient de ces six femmes des Aes Sedai et qui les unissaient. Ne jamais prononcer un mot qui ne soit pas la vérité. Ne jamais fabriquer une arme destinée à tuer un être humain. Ne jamais utiliser le Pouvoir de l’Unique comme une arme, sauf pour défendre sa vie, celle de son Champion ou celle d’une autre sœur.