Quand elle eut fini, Talene recommença à trembler et pleura en silence. Sans doute parce que les Serments se refermaient douloureusement sur elle. Au début, l’expérience n’avait rien d’agréable.
Sans doute…
Pevara énonça le serment supplémentaire que la sœur verte allait devoir prêter. Talene tressaillit, mais elle répéta docilement :
— Je jure de vous obéir aveuglément à toutes les cinq.
Des larmes aux yeux, elle continua à regarder dans le vide.
— Réponds-moi franchement, dit Saerin. Es-tu membre de l’Ajah Noir ?
— Oui.
Comme si sa gorge était rouillée, Talene croassait plus qu’elle parlait.
À sa grande surprise, Seaine se pétrifia. Une réaction étrange, alors qu’elle s’était lancée sur la piste de l’Ajah Noir dont beaucoup de sœurs mettaient l’existence en question. S’alliant à une autre sœur – une représentante –, elle avait aidé à transporter Talene, saucissonnée dans des flux d’Air, le long des couloirs déserts du sous-sol, et violé une bonne dizaine de lois de la tour – sans parler de quelques crimes majeurs commis en passant. Tout ça pour pouvoir poser une question à laquelle elle connaissait déjà la réponse. Maintenant, c’était clair : l’Ajah Noir existait, et elle avait devant elle un Suppôt des Ténèbres qui portait… le châle. Une sœur noire !
Faire face à la réalité de l’Ajah Noir se révélait bien plus difficile que postuler son existence. Pour ne pas claquer des dents, Seaine dut serrer les mâchoires. Il fallait garder son calme et penser rationnellement. Même si des cauchemars soudain faits chair arpentaient les corridors de la tour.
Entendant un profond soupir, Seaine comprit qu’elle n’était pas la seule dont le monde venait de s’écrouler.
Bien que secouée, Yukiri riva les yeux sur Talene. Quoi qu’il arrive, elle garderait cette traîtresse coupée de la Source, quitte à se carboniser !
Troublée, Doesine lissait distraitement sa jupe jaune.
Seules Saerin et Pevara semblaient sereines.
— Bien…, souffla Saerin. L’Ajah Noir…
Elle inspira à fond et parla d’un ton plus brusque :
— Plus besoin de bouclier, Yukiri… Talene, tu ne tenteras pas de t’enfuir ni de résister. Et tu ne toucheras pas la Source sans avoir la permission de l’une de nous cinq. Ou de quiconque prendra notre suite quand nous t’aurons livrée. Yukiri ?
Le tissage se dissipa autour de Talene, mais l’aura du saidar continua d’envelopper Yukiri. À croire qu’elle doutait de l’efficacité du Bâton sur une sœur noire.
— Avant de la livrer à Elaida, dit Pevara, je veux lui arracher autant d’informations que possible. Des noms, des lieux, n’importe quoi… Tout ce qu’elle sait !
La famille de Pevara avait succombé sous les coups de Suppôts des Ténèbres. Pour traquer les sœurs noires, l’amie de Seaine était prête à s’exiler.
Sur le Siège, Talene émit un son à mi-chemin entre le rire amer et le sanglot.
— Si vous faites ça, nous crèverons toutes ! Toutes ! Elaida appartient à l’Ajah Noir !
— Impossible ! s’écria Seaine. C’est elle qui m’a ordonné de le traquer.
— Rien n’est impossible…, murmura Doesine. Talene vient de prêter de nouveau les Serments, elle ne peut pas mentir !
Yukiri acquiesça avec ferveur.
— Réfléchissez un peu, grogna Pevara, révulsée. Comme moi, vous savez qu’on peut proférer un mensonge quand on croit que c’est la vérité.
— Surtout quand c’est la vérité, dit Saerin. Quelles preuves as-tu, Talene ? Tu as vu Elaida à vos… réunions ?
Saerin serra très fort le manche de son couteau. Plus que toutes les autres, elle avait dû lutter pour gagner le droit de rester à la tour puis de porter le châle. Pour elle, la Tour Blanche comptait plus que son foyer et sa propre vie. Selon la réponse de Talene, Elaida risquait de ne pas vivre assez longtemps pour comparaître devant le Hall.
— Il n’y a pas de réunions, marmonna Talene. À part le Conseil Suprême, je suppose. Mais Elaida doit être dans le coup. Les sœurs noires ont connaissance de tous les rapports qu’elle reçoit, même les plus secrets. Elles sont informées de tout ce qu’on lui dit et commentent ses décisions avant qu’elle les ait annoncées. Des jours à l’avance, parfois des semaines… Comment est-ce possible, si ce n’est pas elle qui les renseigne ?
Talene se redressa péniblement et tenta de regarder chacune des cinq sœurs dans les yeux. Sa nervosité gâcha l’effet recherché.
— Nous devons filer et trouver un endroit où nous cacher. Je vous dirai tout ce que vous voulez savoir, mais partons avant de nous faire tuer.
Seaine jugea étrange le brusque retournement d’alliance de la sœur verte. Voilà qu’elle disait « nous » en parlant du groupe…
Mais le vrai problème était ailleurs, et elle ne devait pas se cacher la tête dans le sable. Elaida l’avait-elle réellement chargée de débusquer l’Ajah Noir ? D’allusion subtile en allusion subtile, avait-elle eu autre chose en tête ? Comme presque toutes les Aes Sedai, elle montait sur ses grands chevaux dès qu’on mentionnait simplement les sœurs noires. Pourtant…
— Elaida a amplement démontré sa stupidité, dit Saerin, et je regrette de l’avoir soutenue. Mais je refuse de croire qu’elle appartient à l’Ajah Noir. Et pour changer d’avis, il me faudra des preuves plus solides.
Pevara approuva du chef. Étant une sœur rouge, l’Ajah d’origine d’Elaida, elle aurait également besoin d’éléments concrets.
— D’accord, Saerin, dit Yukiri, mais nous ne pourrons pas « retenir » longtemps Talene sans que les sœurs vertes se posent des questions. Sans même mentionner la réaction des sœurs noires. Il faut nous décider vite, sinon, nous serons toujours en train de creuser au fond du puits quand l’orage éclatera.
— Pas question d’en parler à Elaida avant d’être en mesure de blesser grièvement l’Ajah Noir en lui portant un seul coup, trancha Saerin. Ne me contredis pas, Pevara, ça tombe sous le sens !
Pevara afficha son scepticisme mais se tut.
— Si Talene dit vrai, continua Saerin, les sœurs noires savent de quelle mission est chargée Seaine, ou elles l’apprendront bientôt. Nous devons donc assurer sa sécurité. À cinq, en la comptant, ce ne sera pas facile, d’autant que nous ne pourrons nous fier à personne sans avoir de preuves irréfutables. Au moins, nous tenons Talene. Qui sait ce que nous apprendrons avant de l’avoir totalement vidée de son jus ?
Talene voulut montrer qu’elle était prête à collaborer, mais personne ne lui accorda une once d’attention.
Seaine sentit sa gorge devenir plus sèche que du vieux parchemin.
— Nous ne serons peut-être pas si seules que ça, dit Pevara sans enthousiasme. Seaine, parle-leur de ton plan avec Zerah et ses amies.
— Un plan ? répéta Saerin. Qui est cette Zerah ? Seaine ? Seaine !
La sœur blanche sursauta.
— Quoi ? Oh… ! Pevara et moi nous avons découvert un petit groupe de rebelles, ici, à la tour. Dix sœurs chargées de prêcher la révolte.
Saerin voulait garantir sa sécurité, non ? Sans même lui demander ce qu’elle en pensait. Alors qu’elle était une représentante, comme toutes les autres, et une Aes Sedai depuis près de cent cinquante ans. Quel droit avait Saerin, ou quiconque d’autre, de… ?
— Avec Pevara, nous avons commencé à étouffer cette sédition. Une de ces femmes, Zerah Dacan, a déjà prêté le même serment supplémentaire que Talene. Cet après-midi, elle devrait emmener dans ma chambre Bernaile Gelbarn, une autre rebelle, sans éveiller ses soupçons…
Par la Lumière ! n’importe quelle sœur, hors de cette pièce, pouvait être une « noire »…
— Après, nous utiliserons ces deux-là pour en appâter une troisième, et ainsi de suite. Bien sûr, nous leur poserons la question essentielle, comme à Talene. Je l’ai fait avec Zerah.