L’Ajah Noir était peut-être déjà informé qu’elle le traquait. Comment Saerin comptait-elle la garder en sécurité ?
— Les sœurs qui donneront la mauvaise réponse seront interrogées sans douceur. Le châtiment des autres sera de combattre l’Ajah Noir sous nos ordres.
Comment, par la Lumière ?
Après la tirade de Seaine, ses compagnes débattirent pendant un moment – la preuve que Saerin ne savait pas que décider.
Yukiri plaida pour que Zerah et ses complices soient livrées immédiatement à la justice de la tour, à condition que ça ne conduise pas à exposer leur propre situation vis-à-vis de Talene.
À contrecœur, Pevara conseilla d’utiliser les rebelles, même si leur propagande consistait pour l’essentiel à répandre des calomnies au sujet de l’Ajah Rouge et des faux Dragons.
Doesine suggéra qu’elles capturent toutes les autres sœurs de la tour pour les forcer à prêter le « serment supplémentaire ». Ses trois compagnes ne la prirent pas au sérieux, ce qui n’avait rien d’étonnant.
Seaine ne s’impliqua pas dans la conversation. En revanche, elle eut la seule réaction adaptée à ces péroraisons. S’isolant dans un coin, elle vomit tripes et boyaux.
Elayne faisait tout son possible pour ne pas claquer des dents. Dehors, le blizzard frappait de nouveau Caemlyn, obscurcissant le ciel de midi au point qu’il soit obligatoire d’allumer toutes les lampes accrochées aux murs lambrissés du salon. Malmenés par les bourrasques, les vitraux des grandes fenêtres en forme d’arche grinçaient sinistrement. Des éclairs les illuminaient et les roulements du tonnerre devenaient assourdissants.
Une tempête de neige, la pire forme d’intempérie hivernale. La plus violente, aussi. Bien sûr, il ne faisait pas vraiment froid dans la pièce, mais…
Se réchauffant les mains au-dessus des flammes de la cheminée, Elayne sentait le froid qui montait du sol, traversait les épais tapis et menaçait même de franchir la barrière de ses pantoufles d’hiver pourtant doublées. Sur sa robe rouge et blanc, le col et les poignets en renard noir étaient du plus bel effet, mais elle n’aurait pas juré qu’ils la réchauffaient plus que les perles cousues sur les manches. Refuser de se laisser affecter par le froid ne signifiait pas qu’elle ne le ressentait pas…
Où était donc Nynaeve ? Et Vandene ?
Elles devraient déjà être arrivées. Moi, je voudrais apprendre à n’avoir plus besoin de dormir, et ces femmes prennent tout leur temps…
Non, elle se montrait injuste. Quelques jours plus tôt, elle avait officiellement revendiqué le Trône du Lion, et depuis, tout le reste lui semblait secondaire. Nynaeve et Vandene avaient d’autres priorités – des responsabilités, auraient-elles dit.
Avec Reanne et les autres « tricoteuses », Nynaeve cherchait un moyen de convaincre les membres épars de la Famille de fuir les pays contrôlés par les Seanchaniens – avant qu’ils les démasquent et leur mettent un collier. Ces femmes avaient un don pour passer inaperçues, mais les envahisseurs, contrairement aux Aes Sedai, ne les tiendraient pas pour de banales Naturelles.
Toujours dévastée par l’assassinat de sa sœur, Vandene se laissait dépérir et devait être hors d’état de donner un conseil à quiconque. Si elle faisait pour de bon la grève de la faim, en réalité, elle pensait exclusivement à capturer le tueur. Quand elle arpentait les couloirs aux heures les plus étranges, on la croyait rendue folle par le chagrin, alors qu’elle tentait de démasquer l’un ou l’autre Suppôt des Ténèbres.
Trois jours plus tôt, l’idée qu’il y en ait dans leurs rangs aurait épouvanté Elayne. Désormais, ce n’était plus qu’une menace parmi d’autres. Plus dérangeante que certaines, sans doute, mais bon…
Nynaeve et Vandene accomplissaient des tâches importantes. Même si Egwene les y avait encouragées et approuvait leur démarche, Elayne aurait aimé qu’elles se dépêchent un peu, et tant pis si c’était très égoïste.
Érudite et très expérimentée, Vandene était une mine d’or en matière de conseils. Après des années de pratique auprès du Conseil du village et du Cercle des Femmes de Champ d’Emond, Nynaeve était une fine politique, même si elle affirmait le contraire.
Que la Lumière me brûle ! J’ai sur les bras des centaines de problèmes, dont un certain nombre ici, au palais, et j’ai besoin d’elle !
Si elle avait son mot à dire, Nynaeve al’Meara deviendrait la prochaine Aes Sedai détachée auprès de la nouvelle reine d’Andor. Elayne avait besoin de toute l’assistance disponible, et les conseillères dignes de foi ne couraient pas les rues.
S’efforçant d’avoir l’air sereine, la jeune femme se détourna de la cheminée. Devant, treize grands fauteuils sculptés avec simplicité mais talent étaient disposés en arc de cercle. Bizarrement, la place d’honneur réservée à la reine était la plus éloignée des flammes. Encore un inconvénient qu’il fallait accepter… Dans sa nouvelle position, Elayne sentit son dos se réchauffer et son ventre refroidir. Dehors, une tempête de neige faisait rage. Sous son crâne, ça tourbillonnait aussi beaucoup.
Se calmer, surtout… Une dirigeante avait autant besoin de sérénité qu’une Aes Sedai.
— Ce doit être les mercenaires, dit-elle sans réussir à occulter complètement sa déception.
Les premiers soldats de ses domaines arriveraient sans doute d’ici à un mois – dès qu’ils sauraient qu’elle était vivante – mais il faudrait attendre le printemps pour que leur nombre soit suffisant. Quant aux hommes recrutés par Birgitte, six mois d’entraînement seraient nécessaires pour qu’ils sachent se tenir en selle et ferrailler en même temps.
— Et des Quêteurs du Cor, si certains acceptent de me servir et de s’engager…
Beaucoup de Quêteurs étaient coincés à Caemlyn par le mauvais temps. Beaucoup trop, selon les citadins. Des trublions toujours en train de faire la foire, de se bagarrer ou de harceler des femmes insensibles à leur charme. Au moins, Elayne les rendrait utiles à quelque chose – à éviter les problèmes, par exemple, au lieu de les provoquer. Enfin, c’était l’idée générale, même si elle avait du mal à s’en convaincre…
— C’est cher, mais le Trésor couvrira les dépenses.
Un temps, en tout cas… Si Elayne ne recevait pas très vite les revenus de ses domaines…
Miracle des miracles, les deux femmes qui se tenaient devant elle réagirent de la même façon.
Dyelin eut un grognement irrité. Vêtue d’une robe vert foncé, elle ne portait aucun bijou à part la grosse broche ronde en argent gravée aux armes de Taravin – la Chouette et le Chêne – qui en fermait le col. Un témoignage de fierté envers sa maison. De trop grande fierté, peut-être, parce que la Haute Chaire de Taravin était une femme des plus orgueilleuses. Ses cheveux blond grisonnant, des rides au coin des yeux, elle continuait pourtant à afficher sa détermination – et sa dureté, très visible dans son regard. L’esprit affûté comme un rasoir – ou peut-être le tranchant d’une épée –, elle était connue pour son franc-parler. Enfin quelqu’un qui ne dissimulait pas ses opinions – avec un peu de chance…
— Les mercenaires connaissent leur métier, dit-elle, non sans dédain, mais ils sont difficiles à contrôler. Quand tu as besoin d’un gant de velours, ils frappent avec une main de fer, et lorsqu’il te faut une main de fer, ils sont occupés ailleurs, le plus souvent à piller. Ils sont loyaux à l’or et à rien d’autre – tant qu’il y en a dans tes coffres. Et à condition que personne ne leur ait proposé un meilleur prix… Pour une fois, je parie que dame Birgitte sera d’accord avec moi.
Bien campée sur ses jambes, les bras croisés, l’archère fit la grimace. Une réaction classique quand on lui donnait du « dame », son nouveau titre. Dès leur arrivée à Caemlyn, Elayne lui avait alloué un domaine. En privé, Birgitte râlait d’abondance à ce sujet et pestait contre l’autre changement qui avait eu lieu dans sa vie. Si elle portait toujours le même style de pantalons, sa courte veste rouge était ornée d’un haut col blanc et de galons brodés d’or.