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Chassant une image de Lini en train de la menacer d’un « lavement de bouche », elle se souvint qu’elle était une femme adulte occupée à conquérir un trône. De toute sa vie, sa mère s’était-elle sentie ridicule aussi souvent qu’elle en quelques semaines ? En toute honnêteté, elle en doutait.

— Oui, Birgitte, il prendra le commandement… Quand il sera là.

Trois messagers fonçaient vers Tar Valon. Même si Elaida les interceptait tous, Gawyn finirait par apprendre qu’elle revendiquait le trône et il viendrait. Il fallait qu’il vienne ! Sans illusions sur ses propres compétences militaires, Elayne ne pouvait pas se fier à Birgitte. Craignant de ne pas être à la hauteur de sa légende, l’archère semblait avoir peur d’essayer. Affronter une armée, tant qu’on voudrait ! En diriger une, jamais de la vie !

Birgitte était consciente de sa confusion mentale. Si son visage restait de marbre, ses émotions, à travers le lien, étaient un mélange de fureur contre elle-même et de honte – la rage prenant souvent le dessus.

Avant d’être victime de la contagion à travers le lien, Elayne décida de revenir sur la « guerre civile » évoquée par Dyelin.

Mais elle ne put rien dire, car les grandes portes rouges s’ouvrirent. Pas sur Nynaeve ou Vandene, seulement pour laisser passer deux femmes du Peuple de la Mer, pieds nus malgré le mauvais temps.

Précédées par un nuage de parfum musqué, elles constituaient une procession à elles deux. Pantalons et chemisiers de soie, couteaux au manche incrusté de pierres précieuses, colliers d’or ou d’ivoire, bagues et bracelets…

Les cheveux brun déjà grisonnant de Renaile din Calon dissimulaient presque les petits anneaux qui ornaient ses oreilles – cinq pour chacune. Mais son regard arrogant en disait aussi long sur son rang que la chaîne d’or lestée de médaillons qui reliait une de ses boucles d’oreilles à son anneau nasal. Le visage fermé, elle avançait avec une grâce ondulante tout en semblant prête à renverser un mur s’il le fallait.

Plus petite d’une bonne main que sa compagne, la peau d’un noir d’ébène, Zaida din Parede portait la moitié moins de médaillons sur la joue gauche. Plus autoritaire qu’arrogante, elle ne semblait pas douter un instant qu’on lui obéirait. Ses cheveux noirs crépus presque gris, elle restait d’une stupéfiante beauté. Une de ces femmes qui deviennent de plus en plus splendides avec l’âge.

Dyelin tressaillit et porta une main à son nez avant de se reprendre. Une réaction fréquente lorsqu’on voyait des Atha’an Miere pour la première fois.

Elayne fit une grimace sans rapport avec les anneaux nasaux. Un instant, elle envisagea de lâcher un juron plus imagé encore que le précédent. À part les Rejetés, ces deux femmes étaient les dernières personnes qu’elle avait envie de voir. Reene était censée s’assurer que ces choses-là ne se produisent pas.

— Excusez-moi, dit Elayne en se levant, mais je suis très occupée. Des affaires d’État, comprenez-vous ? Sans ça, je vous aurais réservé un accueil digne de votre rang.

Le Peuple de la Mer était très pointilleux sur le protocole et le savoir-vivre – les siens, en tout cas. Très probablement, ces femmes avaient roulé dans la farine la Première Servante en omettant de lui dire qu’elles voulaient voir Elayne, mais elles étaient tout à fait capables de prendre la mouche si celle-ci les recevait sans se lever alors qu’elle n’était pas encore couronnée.

Que la Lumière les brûle ! Elayne ne pouvait pas se permettre de les offenser !

Birgitte vint à côté d’elle et lui prit son gobelet. À travers le lien, elle exprima une puissante méfiance. Pour avoir souvent gaffé devant elles, l’archère ne se sentait pas à l’aise en présence de ces femmes.

— Je vous verrai plus tard, si la Lumière le veut bien.

Le Peuple de la Mer adorait les phrases pompeuses. Celle-ci avait l’avantage d’être courtoise et d’offrir une porte de sortie, au cas où.

Renaile ne s’immobilisa pas avant d’être quasiment nez à nez avec Elayne. D’un geste de sa main tatouée, elle lui donna la permission de s’asseoir.

Permission, mon œil !

— Tu m’évites, ces derniers temps, dit Renaile d’une voix très grave pour une femme – et plus glaciale que la neige qui s’écrasait sur le toit. N’oublie pas que je suis la Régente des Vents de Nesta din Reas Deux-Lunes, la Maîtresse des Navires des Atha’an Miere. Tu dois encore t’acquitter de la dernière partie du marché passé au nom de ta Tour Blanche.

Le Peuple de la Mer n’ignorait rien de la situation actuelle de la tour. Par ces temps, le dernier vagabond en était informé. Pour ne pas ajouter à ses problèmes, Elayne n’avait pas cru bon de proclamer dans quel camp elle était. Pour le moment, en tout cas…

— Tu vas me recevoir, et sur-le-champ ! ordonna Renaile.

Adieu le protocole et le savoir-vivre !

— C’est moi qu’elle évite, pas toi, Régente des Vents.

Contrairement à Renaile, Zaida parlait sur le ton d’une conversation de salon. Au lieu de traverser la pièce au pas de charge, elle avait pris son temps, s’arrêtant pour caresser du bout des doigts un grand vase de porcelaine puis se dressant sur la pointe des pieds pour regarder dans un kaléidoscope à quatre tubes exposé sur une haute étagère.

Quand elle se tourna vers Elayne et Renaile, ses yeux brillèrent de malice.

— Après tout, le marché fut passé avec Nesta din Reas, qui parlait au nom des Navires.

Maîtresse des Vagues du clan Catelar, Zaida était en plus l’ambassadrice de la Maîtresse des Navires. Auprès de Rand, pas d’Andor, mais son mandat l’autorisait à parler et à s’engager au nom de Nesta.

Après avoir fait tourner les tubes d’or, elle jeta un coup d’œil dans le nouveau.

— Elayne, tu nous avais promis vingt formatrices. Jusque-là, nous en avons vu arriver une.

À cause de l’irruption des deux femmes, Elayne n’avait pas vu Merilille entrer derrière elles puis refermer les portes. Plus petite encore que Zaida, la sœur grise était très élégante dans sa robe de laine bleue ourlée de fourrure argentée et rehaussée de petites pierres de lune sur le corsage. Après deux semaines à former les Régentes des Vents, la pauvre était épuisée. Assoiffées de connaissances, ces femmes n’auraient aucun scrupule à la presser comme un citron. Naguère aussi imperturbable qu’une statue, Merilille avait l’air hagard et les yeux écarquillés, comme si tout ce qu’elle voyait et entendait la surprenait. Les mains croisées, elle attendait près des portes, visiblement ravie de passer inaperçue.

Dyelin se leva, foudroya du regard les deux intruses et grogna :

— Un peu de respect, je vous prie. Vous êtes en Andor, pas sur un de vos bateaux, et Elayne Trakand portera bientôt la couronne. Votre marché sera honoré en temps voulu. Pour l’heure, nous avons d’autres soucis en tête.

— Il n’y a rien de plus important ! rugit Renaile. Honoré, dites-vous ? Une façon de vous en porter garante ? Si ça devait ne pas s’avérer, sachez que vous finirez pendue par les pieds au gréement de…

Zaida claqua des doigts, rien de plus, et Renaile se mit à trembler. S’emparant de la boîte en argent accrochée à un de ses colliers, elle la porta à son nez pour inspirer ce qui devait être l’équivalent de sels. Régente des Vents de la Maîtresse des Navires, elle ne manquait pas d’autorité parmi les siens. Pour Zaida, elle n’était qu’une Régente parmi d’autres, et ça la vexait terriblement.

Elayne aurait parié pouvoir tirer parti de cette rivalité pour se débarrasser des deux femmes. Mais comment s’y prendre ? Décidément, le Grand Jeu coulait désormais aussi dans son sang.

Elle contourna Renaile, toujours muette de fureur, comme si elle était une colonne de marbre, mais ne se dirigea pas vers Zaida. Si quelqu’un avait le droit de se montrer hautain, c’était elle. Et si elle lui concédait le moindre avantage, l’Atha’an Miere lui prendrait bientôt son scalp pour se faire confectionner une perruque.