Lorsqu’elle comprit que tout le monde avait entendu, la pauvre femme s’empourpra, un spectacle dont Elayne n’avait jamais été témoin. Mais la Première Servante se reprit très vite.
— Oui, ma dame, de la vermine… Des rats, m’a-t-on dit, grouillent dans nos garde-manger. C’est rare à cette époque de l’année, surtout en si grand nombre. Si vous voulez bien m’excuser, je vais m’assurer qu’on répande du poison et qu’on pose des pièges.
— Restez ici, lâcha Elayne, très calme. La vermine peut attendre…
« Deux Aes Sedai »…, avait dit Taim. Donc, il n’avait pas conscience que Renaile savait canaliser le Pouvoir, et il avait insisté sur ce chiffre. Une femme de plus aurait-elle modifié l’équilibre ? Ou en fallait-il davantage ? À l’évidence, Taim savait que des Aes Sedai pouvaient être dangereuses même si elles ne formaient pas un cercle de treize. Pourtant, avec les deux autres, il avait déboulé chez elle sans demander la permission.
— Reene, vous raccompagnerez ces braves gens quand j’en aurai fini avec eux.
Les compagnons de Taim firent la moue en s’entendant traiter de « braves gens ». Le faux Dragon, lui, ne broncha pas. L’esprit très vif, il avait tout compris du bref dialogue sur la « vermine ».
À une époque, Rand avait eu besoin de cet homme. Mais pourquoi le gardait-il près de lui, et à un poste si important ? Cela dit, ici, Taim n’avait aucune autorité…
Elayne s’assit et prit le temps d’arranger sa robe. Cet homme allait devoir venir se camper devant elle, comme pour lui présenter une requête, ou se contenter de parler à la nuque d’une femme qui refuserait de tourner la tête vers lui ?
Un moment, Elayne envisagea de transmettre le contrôle du cercle à une de ses compagnes. Une bonne idée, puisque les Asha’man allaient se concentrer sur elle. Mais Renaile, toujours furieuse et terrorisée, risquait de frapper dès qu’elle aurait les commandes. Effrayée aussi, Merilille gardait les yeux ronds et la bouche entrouverte, comme si elle était une fois de plus frappée de stupéfaction. Dans cet état, la Lumière seule savait ce qu’elle risquait de faire si elle se trouvait responsable du cercle.
Dyelin vint se placer à côté d’Elayne, comme si elle entendait la protéger des Asha’man. Quels que soient les sentiments de la Haute Chaire de Taravin, elle restait de marbre.
Toujours à côté du kaléidoscope, Zaida faisait de son mieux pour paraître petite, frêle et inoffensive. Mais elle avait les mains dans le dos, et son couteau n’était plus glissé sous sa ceinture de soie.
Appuyée contre la cheminée, la main gauche sur le manteau, Birgitte semblait rêvasser. Le fourreau de son couteau vide, elle était prête à un lancer de la main droite, qui reposait le long de son corps. Un arc armé qui tirerait si Elayne lui en donnait l’ordre à travers leur lien.
Fidèle à sa politique, la future reine ne daigna pas tourner la tête vers les intrus.
— Maître Taim, d’abord tu ne réponds pas à ma convocation, puis tu entres ici sans y être invité…
Et si cet homme était connecté au saidin ? À part le couper de la Source, il y avait un moyen d’empêcher un mâle de canaliser. Une méthode risquée qui exigeait de grandes compétences et dont Elayne connaissait seulement les grandes lignes.
Taim vint se placer devant elle, à quelques pas, sans sembler disposé à formuler une requête. Conscient de sa valeur, il la surestimait sans doute, mais ce n’était pas le moment de le lui faire remarquer.
Dehors, l’orage se déchaînait et les éclairs projetèrent d’étranges lueurs sur le visage du faux Dragon. Face à lui, bien des gens auraient été intimidés, même sans son étrange veste et son nom universellement redouté.
Pas Elayne. Hors de question !
Taim se gratta pensivement le menton.
— Sauf erreur de ma part, vous avez fait mettre en berne tous les étendards du Dragon de Caemlyn, maîtresse Elayne.
Un ton goguenard, même si le regard restait sinistre… Dyelin grogna de rage devant l’affront fait à Elayne, mais Taim l’ignora.
— Les troupes du Saldaea se sont retirées dans les camps d’entraînement de la Légion, à ce qu’on dit, et les derniers Aiels seront bientôt eux aussi cantonnés dans des camps hors de Caemlyn. Que dira-t-il quand il apprendra ça ?
Inutile de préciser à qui se référait ce « il ».
— Dire qu’il vous a envoyé un cadeau ! Du Sud… Je vous le ferai livrer plus tard…
— Le moment venu, lâcha Elayne, de marbre, Andor s’alliera au Dragon Réincarné. Mais mon royaume n’est pas une province annexée – ni pour lui ni pour quiconque d’autre !
La future reine posa les mains bien à plat sur les accoudoirs de son fauteuil. Avoir convaincu les Aiels et les soldats du Saldaea de partir était son plus beau succès jusque-là. Même avec la flambée de la criminalité, ça restait nécessaire.
— Quoi qu’il en soit, maître Taim, ce n’est pas à toi de me rappeler à l’ordre. Si Rand est mécontent, je verrai ça avec lui.
Taim arqua un sourcil et eut un rictus.
Que la Lumière me brûle ! se tança Elayne. Je n’aurais pas dû prononcer le nom de Rand.
Taim croyait savoir de quelle manière elle comptait « voir » avec Rand, s’il était furieux. Et il ne se trompait pas. Si Elayne pouvait entraîner Rand dans un lit, elle n’hésiterait pas un instant. Pas pour l’amadouer, mais parce qu’elle en avait envie.
Quel cadeau m’a-t-il envoyé ?
La colère finit par l’emporter. Contre Taim et son insolence, contre Rand, qui ne revenait pas, et contre elle-même, parce qu’elle pensait à un fichu cadeau.
— Vous avez érigé des fortifications sur une lieue et demie, en Andor !
Plus de la moitié de la Cité Intérieure. Combien de ces sinistres types pouvaient s’y trouver ? Rien qu’à y penser, Elayne en eut les sangs glacés.
— Avec la permission de qui, maître Taim ? Surtout, ne me réponds pas « du Dragon Réincarné ». En Andor, il n’a pas de permission à donner.
Dyelin tressaillit près d’Elayne.
Une affirmation inexacte, mais en y croyant assez fort, elle deviendrait la vérité.
— En plus, tu as interdit à la Garde Royale d’entrer dans ton… domaine.
Depuis le retour d’Elayne… Avant, les gardes n’avaient même pas essayé.
— En Andor, maître Taim, la loi s’applique sur tout le territoire. Et la justice est la même pour les seigneurs, les fermiers… et les Asha’man. Je ne te menace pas d’une entrée en force…
Taim sourit de nouveau.
— … Parce que je ne m’abaisserai pas à ça. Mais tant que mes gardes devront rester à la porte, n’espère plus recevoir ne serait-ce qu’une pomme de terre. Vous pouvez tous « voyager », je le sais. Que tes Asha’man gaspillent leur Pouvoir en faisant les courses !
Le sourire se volatilisa. Troublé, Taim ne tarda pas à se reprendre.
— La nourriture est un problème secondaire, dit-il en écartant les mains. Comme vous venez de le dire, mes hommes peuvent « voyager ». Partout où je veux, même… Je doute que vous puissiez étendre votre blocus à plus de cinq lieues de Caemlyn, mais si vous y parveniez, ça ne me gênerait pas. Pourtant, je vais vous concéder un droit de visite, quand vous le demanderez. Sous contrôle, avec une escorte en permanence. Dans la Tour Noire, on s’entraîne dur et des hommes meurent presque chaque jour. Je ne veux pas d’accident.
Elayne s’agaça que cet homme sache si précisément où s’arrêtait son influence hors de Caemlyn. Mais au fond, ça n’était pas très grave…