Il se remit à sourire, ou presque.
— Je ne m’y abaisserai pas. Mais tant que la Garde de la Reine ne sera pas admise, je peux vous garantir que pas une seule pomme de terre ne franchira vos portes. Je sais que vous pouvez Voyager. Que vos Asha’man Voyagent pour se procurer à manger.
Le demi-sourire se transforma en grimace. Ses bottes raclèrent légèrement le sol.
Toutefois, cette contrariété ne dura qu’un instant.
— La nourriture n’est qu’un petit problème, dit-il doucement, ouvrant les mains. Comme vous l’avez dit, mes hommes peuvent Voyager. N’importe où je le leur commande. Je doute que vous puissiez m’empêcher d’acheter ce qu’il me faut même à dix miles de Caemlyn, mais cela ne me dérangerait pas si vous le pouviez. Cela dit, je suis prêt à autoriser des visites quand vous le demanderez. Des visites contrôlées, avec escortes permanentes. L’entraînement est dur à la Tour Noire. Des hommes meurent presque tous les jours. Je ne voudrais pas qu’il y ait des accidents.
C’était irritant, la précision avec laquelle il savait jusqu’à quelle distance de Caemlyn s’étendait son autorité. Ses remarques sur la possibilité de Voyager partout où il l’ordonnait, et sur les « accidents » étaient-elles des menaces voilées ? Sûrement pas. Une onde de fureur la traversa quand elle réalisa qu’il ne la menacerait pas à cause de Rand. Elle ne se cacherait pas derrière Rand al’Thor. Des visites contrôlées ? Quand elle le demanderait ? Elle aurait dû le réduire en cendres sur place !
Brusquement, elle prit conscience qu’elle ne recevait pas le lien avec Birgitte : la colère, le reflet de la sienne, ajoutée à celle de Birgitte, rebondissant de l’une à l’autre, et qui s’alimentait elle-même, puis grandissait. La main de Birgitte refermée sur sa dague tremblait du désir de la lancer. La fureur l’aveuglait. Un poil de plus, et elle perdrait la saidar. Ou frapperait.
Difficilement, elle contint sa rage, retrouva un semblant de calme bien fragile. Elle déglutit, luttant pour parler d’une voix égale.
— Les Gardes viendront tous les jours, Maître Taim.
Et comment y parvenir par ce temps, elle n’en savait rien.
— Peut-être viendrai-je moi-même, avec quelques autres sœurs.
Si l’idée d’avoir des Aes Sedai à la Tour Noire bouleversa Taim, il n’en montra rien. Par la Lumière, elle s’efforçait d’établir l’autorité de l’Andor, pas de provoquer cet homme. Elle exécuta précipitamment un exercice de novice – la rivière contenue par ses rives – pour retrouver son calme. Avec succès, dans une certaine mesure. Maintenant, elle avait envie de lui lancer toutes les coupes de vin à la tête.
— J’accéderai à votre désir d’escorte, mais rien ne devra être caché. Je ne tolérerai pas que vos secrets dissimulent des crimes. Est-ce que nous nous comprenons bien ?
La révérence de Taim fut moqueuse – moqueuse ! – mais il y eut une certaine tension dans sa voix.
— Je vous comprends parfaitement. Mais comprenez-moi aussi. Mes hommes ne sont pas des paysans portant la main à leur front quand vous passez. Pressez trop fort un Asha’man, et vous pourrez peut-être apprendre quelle est la force de vos lois.
Elayne ouvrit la bouche pour lui dire quelle était exactement la force de la loi en Andor.
— C’est l’heure, Elayne Trakand, dit une voix de femme depuis la porte.
— Sang et cendres ! marmonna Dyelin. Est-ce que le monde entier va débarquer ici ?
Elayne reconnut la nouvelle voix. Elle attendait cette convocation, sans savoir quand elle surviendrait. Mais sachant qu’elle devrait s’y rendre sur-le-champ. Elle se leva, regrettant de ne pas avoir plus de temps pour clarifier la situation avec Taim. Il fronça les sourcils sur la femme qui venait d’entrer, et sur Elayne, à l’évidence ne sachant qu’en penser. Parfait. Qu’il mijote jusqu’à ce qu’elle ait le temps de rectifier ses idées sur les droits qu’avaient les Asha’man en Andor.
Debout près de la porte, Nadere était aussi grande que chacun des deux hommes, une robuste femme aussi proche de l’embonpoint qu’il était possible pour une Aielle. Ses yeux gris scrutèrent un moment les deux Asha’man, puis s’en détachèrent, les jugeant sans importance. Les Asha’man n’impressionnaient pas les Sagettes. Très peu de chose les impressionnait. Ajustant son châle noir sur ses épaules dans un cliquetis de bracelets, elle vint se placer devant Elayne, le dos à Taim. Malgré le froid, elle ne portait que ce châle sur une mince blouse blanche, bien que, curieusement, elle eût une grosse cape de laine drapée sur un bras.
— Vous devez venir maintenant, dit-elle à Elayne. Sans délai. Taim haussa les sourcils ; sans aucun doute, il n’avait pas l’habitude d’être ignoré aussi totalement.
— Lumière du ciel ! dit Dyelin dans un souffle, se frictionnant les tempes. Je ne sais pas de quoi il s’agit, Nadere, mais cela devra attendre jusqu’à…
— Vous n’êtes pas au courant, Dyelin, dit Elayne, lui posant la main sur le bras. Et ça ne peut pas attendre. Je vais congédier tout le monde et vous suivre, Nadere.
La Sagette secoua la tête avec désapprobation.
— Un enfant en train de naître ne peut pas prendre le temps de congédier les gens. J’ai apporté cela pour vous protéger du froid, ajouta-t-elle en dépliant la cape. Je devrais peut-être la laisser et dire à Aviendha que votre pudeur est plus grande que votre désir d’avoir une sœur.
Dyelin déglutit, réalisant soudain de quoi il s’agissait. Le lien du Lige frémit sous l’indignation de Birgitte.
Il n’y avait qu’un choix possible. Qui n’en était pas un, d’ailleurs. Laissant le lien avec les deux autres femmes se dissoudre, elle relâcha elle-même la saidar. Mais l’aura persista autour de Renaile et Merilille.
— Pouvez-vous m’aider à déboutonner ma robe, Dyelin ?
Elayne fut fière de parler d’une voix neutre. Elle s’était préparée à cette cérémonie. Mais pas devant autant de témoins ! pensa-t-elle. Tournant le dos à Taim – au moins, elle ne serait pas obligée de le voir en train de la regarder ! – elle se mit à défaire les minuscules boutons de ses manches.
— Dyelin, s’il vous plaît ? Dyelin ?
Au bout d’un moment, Dyelin s’approcha comme une somnambule et se mit à déboutonner le dos de la robe, marmonnant entre ses dents d’un ton choqué. Près de la porte, l’un des Asha’man ricana.
— Demi-tour droite ! aboya Taim, et des bruits de bottes résonnèrent de l’autre côté des portes.
Elayne ne savait pas si Taim s’était retourné aussi – elle était certaine de sentir ses yeux sur elle – mais soudain, Birgitte fut près d’elle, comme Merilille, Reene et Zaida, et même Renaile, debout épaule contre épaule, formant un mur entre elle et les hommes en fronçant les sourcils. Pas suffisamment haut cependant. Aucune n’était aussi grande qu’elle, et Zaida et Merilille lui arrivaient à peine à l’épaule.
Concentre-toi, s’exhorta-t-elle. Je suis maîtresse de moi, je suis calme, je suis… je suis en train de me déshabiller dans une pièce pleine de gens, voilà ce que je suis ! Elle se dévêtit aussi vite qu’elle put, laissant tomber par terre sa robe et sa chemise, et jetant ses souliers et ses bas par-dessus. L’air frais lui donna la chair de poule ; ignorer le froid signifiait juste qu’elle ne tremblait pas. Et elle se dit que sa rougeur avait quelque chose à voir avec ça.
— Folie ! marmonna Dyelin à voix basse, ramassant les vêtements. Folie furieuse !
— De quoi s’agit-il ? murmura Birgitte. Devrais-je venir avec vous ?
— Je dois être seule, murmura Elayne en réponse. Ne discutez pas !