— Pardonnez-moi, murmura Aviendha en retour. Pardonnez-moi.
Debout au-dessus d’elles, Monaelle les regarda.
— Il vous arrivera encore d’être en colère l’une contre l’autre, de vous parler durement, mais vous vous souviendrez toujours que vous vous êtes déjà frappées. Et simplement parce qu’on vous l’avait ordonné. Que ces coups remplacent tous ceux que vous voudrez donner à l’avenir. Vous avez un toh l’une envers l’autre, un toh dont vous ne pourrez jamais vous acquitter, car toute femme a toujours une dette envers sa première-sœur. Vous serez re-nées.
Dans la salle, la perception de la saidar changeait, mais Elayne n’eut pas le loisir de déterminer comment, même si elle y avait pensé. La lumière diminua comme si l’on avait éteint les lampes. La sensation de l’étreinte d’Aviendha s’estompa. Les sons diminuèrent. La dernière chose qu’elle entendit, ce fut la voix de Monaelle.
— Vous serez re-nées.
Tout disparut progressivement. Elle aussi. Elle cessa d’exister.
Une forme de conscience. Elle ne pensait pas à elle, elle ne pensait plus du tout, mais elle était consciente. Le clapotement d’un liquide. Un gargouillement et un grondement assourdis. Des martèlements rythmés. Surtout martèlements. Boum boum ! Boum boum ! Elle ne connaissait pas le bien-être, mais elle était contente. Boum boum !
L’époque. Elle ne savait pas à quelle époque elle était, mais des Ères avaient passé. Il y avait un son en elle, un son qui était elle. Boum boum ! Le même son, le même rythme que l’autre. Boum boum ! Et venant d’un autre lieu, plus proche. Boum boum ! Un autre. Boum boum ! Le même son, le même rythme que le sien. Pas un autre. Ils étaient semblables ; ils étaient un. Boum boum !
Une éternité passa à ce rythme, tout le temps écoulé depuis le commencement du monde. Elle toucha l’autre qui était elle-même. Elle la sentait. Boum boum ! Elle remua, elle et l’autre qui était elle-même, se contorsionnant ensemble, les membres entremêlés, se séparant en roulé-boulé, mais revenant toujours l’une vers l’autre. Boum boum ! Parfois, il y avait de la lumière dans le noir : presque imperceptible, mais brillante pour qui n’a jamais rien connu que le noir. Boum boum ! Ses paupières s’ouvrirent et elle regarda dans les yeux de l’autre qui était elle-même, et les referma, contente. Boum boum !
Changement soudain, choquant pour qui n’a jamais connu de changement. Une pression. Boum boum boum boum ! Le martèlement réconfortant se fit plus rapide. Une pression convulsive. Encore et encore. De plus en plus forte. Boum boum boum boum ! Boum boum boum boum !
Soudain, l’autre qui était elle-même… disparut. Elle était seule. Elle ne connaissait pas la peur, mais elle était terrifiée, et seule. Boum boum boum boum ! La pression ! Plus forte que jamais ! Qui la serrait, l’écrasait. Si elle avait su crier, si elle avait même su ce qu’était un cri, elle aurait hurlé.
Et puis, une lumière aveuglante, pleine d’images tourbillonnantes. Il y avait un poids qu’elle n’avait jamais senti auparavant. Une douleur tranchante à la taille. Quelque chose chatouillait son pied et son dos. Elle ne réalisa pas tout de suite que ces lamentations venaient d’elle. Elle remuait faiblement les pieds, agitait des membres qui ne savaient pas comment bouger. Elle fut soulevée, étendue sur quelque chose de mou, mais plus ferme que tout ce qu’elle avait senti jusque-là, à part les souvenirs de l’autre qui était elle-même, de l’autre qui avait disparu. Boum boum ! Boum boum ! Le bruit avec le même rythme. La solitude régnait, méconnue, mais il y avait aussi du contentement.
La mémoire commença à lui revenir, lentement. Elle souleva sa tête qui reposait sur des seins, et leva les yeux vers le visage d’Amys. Oui, Amys. Luisante de sueur et les yeux hagards, mais souriante. Et elle était Elayne ; oui, Elayne Trakand. Mais il y avait quelque chose d’autre en elle maintenant. Quelque chose de différent du lien du Lige, et pourtant semblable. Plus faible, mais plus magnifique. Lentement, sur un cou qui oscillait un peu, elle tourna la tête pour regarder l’autre qui était elle-même, la tête posée sur l’autre sein d’Amys. Pour regarder Aviendha, ses cheveux feutrés, son visage et son corps en nage. Souriant de joie. Riant, pleurant, elles s’étreignirent comme si elles n’allaient jamais se lâcher.
— Voici ma fille Aviendha, dit Amys, et voici ma fille Elayne, nées le même jour, à la même heure. Puissent-elles toujours se protéger, se soutenir, s’aimer.
Elle rit doucement, d’un rire las mais attendri.
— Et maintenant, quelqu’un peut-il nous apporter des vêtements, afin que nous ne mourions pas de froid, mes nouvelles filles et moi ?
À ce moment, Elayne ne se souciait pas de mourir de froid ou non. Elle étreignait Aviendha, riant et pleurant à la fois. Elle avait trouvé sa sœur. Par la Lumière, elle l’avait trouvée !
Toveine Gazai s’éveilla au bruit d’une agitation feutrée, et d’autres femmes circulant autour d’elle, certaines parlant à voix basse. Étendue sur son étroit lit de camp, elle soupira de regret. Ses mains serrées sur la gorge d’Elaida n’avaient été qu’un rêve. Cette petite pièce tendue de toile était la réalité. Elle avait mal dormi, et elle se sentait épuisée. Elle avait dépassé l’heure du lever ; elle n’aurait pas le temps de déjeuner. À contrecœur, elle rejeta ses couvertures. La bâtisse avait servi autrefois d’entrepôt, avec des murs épais et de grosses poutres apparentes, mais elle n’était pas chauffée. Son haleine formait de petits nuages de buée blanche, et l’air vif du matin traversa sa chemise avant que ses pieds n’aient touché le plancher mal équarri. Même si elle avait eu envie de rester couchée, elle avait ses ordres. L’infâme lien de Logain rendait toute désobéissance impossible.
Elle s’efforçait de penser à lui simplement en tant qu’Ablar, ou, au pire, Maître Ablar, mais c’était toujours Logain qui lui venait à l’esprit. Ce nom qu’il avait rendu tristement célèbre. Logain, le faux Dragon, qui avait détruit les armées de son Ghealdan natal. Logain, qui s’était taillé un chemin au milieu des Altarans et des Murandiens suffisamment courageux pour tenter de l’arrêter, jusqu’à ce qu’il menace Lugard. Logain, qui avait été désactivé et qui pourtant pouvait de nouveau canaliser, qui avait osé fixer son maudit tissage de saidin sur Toveine Gazai. Dommage pour lui qu’il ne lui ait pas ordonné de cesser de penser ! Elle sentait cet homme au fond de son esprit. Il s’y trouvait en permanence.
Un instant, elle ferma très fort les yeux. Par la Lumière ! La ferme de Maîtresse Dowell avait représenté pour elle le Gouffre du Destin, des années d’exil et de pénitence sans issue, à part l’impensable : devenir une renégate pourchassée. C’était ça, le Gouffre du Destin. Et il n’y avait pas d’issue. Elle secoua la tête avec colère, et essuya son visage luisant de sueur. Non ! Elle trouverait une solution, d’une façon ou d’une autre, ne fût-ce que pour refermer ses mains réelles sur la gorge d’Elaida. D’une façon ou d’une autre.
À part le lit de camp, il n’y avait que trois meubles dans la pièce, qui laissaient pourtant peu de place pour bouger. De sa dague, elle cassa la glace du broc à rayures jaunes posé sur la table de toilette, remplit la cuvette ébréchée, et canalisa pour réchauffer l’eau jusqu’à ce que des volutes de vapeur s’en élèvent. Il était permis de canaliser pour ça. Par habitude, elle se brossa les dents avec du sel et du bicarbonate, puis sortit une chemise et des bas propres de la petite commode placée au pied du lit de camp. Elle laissa son anneau dans un tiroir de la commode, dans son sac de velours, caché sous ses autres affaires. C’était aussi un ordre. Toutes ses affaires étaient là, sauf son bureau portatif. Heureusement, il avait été perdu quand on l’avait capturée. Ses robes étaient suspendues dans une armoire. Elle en choisit une au hasard et l’enfila, puis peigna et brossa ses cheveux.