La plus grande partie de ce qu’il venait d’entendre ne l’intéressait guère. C’étaient des nouvelles qu’il avait déjà entendues, et parfois il en savait plus que les gens dont il avait surpris les propos. Par exemple, Elayne était d’accord avec la femme pâle, et elle devait connaître l’Andor mieux que n’importe quel marchand de Far Madding. Mais le siège de la Pierre, c’était nouveau. Pourtant, il était inutile de s’en inquiéter pour le moment. La Pierre n’avait jamais été prise, sauf par lui, et il savait qu’Alanna était quelque part à Tear. Il l’avait sentie sauter d’un point juste au nord de Far Madding jusqu’à un autre beaucoup plus éloigné dans le Nord, puis, un jour plus tard, quelque part dans le Sud et l’Est. Elle était trop loin pour qu’il ne puisse pas dire si elle était au Cœur Sombre du Haddon ou dans la cité de Tear même, mais il pensait qu’elle était dans l’un ou l’autre de ces lieux, avec quatre autres sœurs en qui il pouvait avoir confiance. Si Merana et Rafela avaient pu obtenir ce qu’il désirait du Peuple de la Mer, elles pouvaient l’obtenir aussi des Tairens. Rafela était Tairene, et cela devrait l’aider. Non, le monde pouvait se passer de lui un peu plus longtemps. Il le fallait.
Un homme de haute taille enveloppé dans une longue cape mouillée, le capuchon rabattu sur le visage, entra. Rand le suivit des yeux jusqu’à l’escalier au fond de la salle. En montant, l’homme rabattit son capuchon en arrière, révélant une frange de cheveux gris et un visage pâle et crispé. Ce ne pouvait pas être celui auquel pensait le prognathe. Il était impossible de le confondre avec Peral Torval.
Rand se remit à contempler sa coupe, ses pensées devenant de plus en plus amères. Min et Nynaeve avaient refusé de continuer à patauger sous la pluie, et il soupçonnait Alivia de montrer ses dessins sans conviction. Quand elle les montrait. Par le lien qui l’unissait à Min, toutes les trois passaient la journée hors de la cité, dans les collines. Quelque chose l’excitait beaucoup. Elles pensaient que Kisman avait fui son échec, et les autres renégats étaient partis avec lui, ou n’étaient jamais venus. Voilà des jours qu’elles tentaient de le convaincre de s’en aller. Au moins, Lan n’avait pas renoncé.
Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas raison ? murmurait farouchement Lews Therin dans sa tête. Cette cité est pire qu’une prison. Ici, il n’y a pas la Source ! Pourquoi resteraient-elles ? Pourquoi un être sain d’esprit y resterait ? Nous pourrions sortir, aller au-delà de la barrière, juste pour un jour, pour quelques heures. Par la Lumière, juste pour quelques heures ! La voix fut prise d’un rire dément incontrôlable. Ô Lumière, pourquoi ai-je un fou dans la tête ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Avec colère, Rand réduisit la voix à un chuintement inarticulé, comme un bourdonnement d’insecte. Il avait d’abord imaginé accompagner les femmes dans leur excursion, ne fût-ce que pour sentir de nouveau la Source, quoique seule Min eût manifesté beaucoup d’enthousiasme. Nynaeve et Alivia n’avaient pas voulu dire pourquoi elles souhaitaient quitter la cité alors que le ciel matinal annonçait la pluie qui tombait dru maintenant. Ce n’était pas la première fois qu’elles sortaient. Pour sentir la Source, soupçonnait-il. Pour s’abreuver de nouveau au Pouvoir Unique, même pour peu de temps. Lui, il pouvait supporter l’impossibilité de canaliser. Il pouvait supporter l’absence de la Source. Il le fallait, pour pouvoir tuer les hommes qui avaient tenté de le tuer.
Ce n’est pas la raison ! hurla Lews Therin, abolissant tous les efforts de Rand pour le faire taire. Vous avez peur ! Si la maladie s’empare de vous pendant que vous utilisez le ter’angreal d’accès, il pourrait vous tuer, ou pire ! Il pourrait nous tuer tous ! gémit-il.
Du vin tomba sur le poignet de Rand, tachant la manche de sa tunique, et il desserra sa main sur sa coupe. Il n’avait pas peur ! Il refusait de se laisser envahir par la peur. Par la Lumière, il serait obligé de mourir. Il l’avait accepté.
Ils ont tenté de me tuer, et je veux qu’ils en meurent, pensa-t-il. Si cela prend un peu de temps, eh bien ! peut-être que la maladie sera passée d’ici là. Soyez réduit en cendres, je dois vivre jusqu’à la Dernière Bataille. Dans sa tête, Lews Therin éclata d’un rire plus démentiel que jamais.
Un autre homme de haute taille entra avec arrogance par la porte de l’écurie, presque au pied de l’escalier au fond de la salle. Secouant sa cape, il rabattit sa capuche et se dirigea à grands pas vers la porte de la Salle des Femmes. Avec sa bouche dédaigneuse, son nez pointu et son regard qui balaya la salle avec mépris, il avait une certaine ressemblance avec Torval, mais avec vingt ans de plus sur le visage, et trente livres supplémentaires sur les os. Regardant par l’arche jaune, il cria d’une voix aiguë et affectée avec un fort accent d’Illian :
— Maîtresse Gallger, je partirai au matin. De bonne heure, donc sans payer pour la journée !
Torval était Taraboner.
Prenant sa cape, Rand laissa sa coupe pleine sur la table et sortit sans regarder en arrière.
Le ciel de midi était gris et froid. La pluie s’était un peu calmée, mais comme elle était poussée par le vent soufflant du lac en rafales, elle suffisait à rendre les rues désertes. D’une main, il resserra sa cape autour de lui, autant pour protéger ses dessins dans sa poche que pour rester au sec, et de l’autre, il maintint sa capuche sur sa tête. Les gouttes de pluie balayées par le vent lui frappaient le visage comme des particules de glace. Une chaise à porteurs le dépassa. Les porteurs avaient les cheveux trempés, dégoulinant dans leur dos, et leurs bottes soulevaient des gerbes d’eau dans les flaques. Quelques passants s’aventuraient péniblement dans les rues, enveloppés dans leurs capes. Bien qu’il restât encore des heures avant la tombée de la nuit, il passa devant une auberge à l’enseigne du Cœur de la Plaine sans y entrer, puis devant Les Trois Dames de Maredo. Il se dit que ce devait être à cause de la pluie. Ce n’était pas un temps à aller d’auberge en auberge. Mais il savait qu’il se mentait.
Une robuste petite femme qui descendait la rue enveloppée dans une cape sombre se dirigea brusquement vers lui. Quand elle s’arrêta à sa hauteur et leva la tête, il vit que c’était Verin.
— Ainsi, vous êtes là, dit-elle.
La pluie inonda son visage levé vers lui, mais elle ne parut pas s’en apercevoir.
— Votre aubergiste pensait que vous aviez l’intention d’aller à pied à l’Avharin, mais elle n’en était pas sûre. Maîtresse Keene ne fait guère attention aux allées et venues des hommes, j’en ai peur. Et me voilà, avec mes souliers et mes bas trempés. J’aimais marcher sous la pluie quand j’étais jeune, mais on dirait que cela a perdu son charme avec le temps.
— C’est Cadsuane qui vous envoie ? demanda-t-il, s’efforçant de prendre un ton plein d’espoir.
Il avait conservé sa chambre à La Première Conseillère après le départ d’Alanna, pour que Cadsuane puisse le joindre. S’il la forçait à le chercher d’auberge en auberge, elle risquait de se désintéresser de lui. D’autant plus qu’elle n’avait donné aucun signe qu’elle serait à sa recherche.
— Oh, non ! elle ne ferait jamais ça.
Verin parut surprise à cette idée.
— J’ai juste pensé que vous aimeriez apprendre la nouvelle. Cadsuane est sortie chevaucher avec les filles.