Comme deux hommes approchaient, Rand se détourna et feignit de regarder par les vitres de l’atelier du coutelier où étaient exposés des ciseaux et des couteaux attachés sur une planche. L’un était grand, quoique moins que les Aiels étaient supposés l’être. Leurs profonds capuchons cachaient leurs visages, mais aucun n’apportait une paire de bottes, et malgré le fait qu’ils tenaient leurs capes à deux mains, le vent les retroussait par-derrière, révélant des épées au fourreau. Une rafale rabattit le capuchon du plus petit, qui le releva vivement, mais trop tard. Charl Gedwyn avait pris l’habitude d’attacher ses cheveux sur la nuque avec une barrette en argent sertie d’une grosse pierre rouge, mais c’était toujours un homme au visage dur qui regardait le monde avec défi. Et la présence de Gedwyn signifiait que l’autre était Torval. Rand était prêt à le parier. Aucun des autres n’était aussi grand.
Attendant qu’ils soient entrés dans l’atelier de Zeram, Rand lécha quelques miettes grasses sur ses gants, et partit à la recherche de Nynaeve et de Lan. Il les trouva avant d’être assez loin pour perdre de vue l’atelier du bottier. Celui du cirier, qu’il avait repéré comme une issue possible pour descendre du toit, se trouvait juste derrière lui, avec une allée sur un côté. Devant lui, la rue étroite tournait dans l’autre direction. Moins de cinquante pas plus loin se dressait un poste de garde occupé par un Garde des Rues. Une autre bâtisse à deux étages, l’atelier d’une menuiserie, partageait l’allée avec le cirier, et l’empêchait de voir les toits au-delà.
— Une demi-douzaine de personnes ont reconnu Gedwyn et Torval, dit Lan, mais aucun des autres.
Il parlait bas, bien qu’aucun passant ne leur prêtât attention. La vue de deux hommes portant une épée sous leur cape suffisait à leur faire presser le pas.
— Un boucher de cette rue affirme qu’ils sont ses clients, dit Nynaeve, mais qu’ils n’achètent jamais pour plus de deux personnes.
Elle coula un regard en coin à Lan, comme si sa remarque était la meilleure preuve.
— Je les ai vus, dit Rand. Ils sont à l’intérieur maintenant. Nynaeve, peux-tu nous soulever, Lan et moi, jusque sur le toit à partir de l’allée derrière la maison ?
Nynaeve fronça les sourcils sur l’atelier de Zeram, frictionnant sa ceinture d’une main.
— Un à la fois, je le pourrais, dit-elle finalement. Mais cela épuiserait plus de la moitié de ce que contient le Puits. Je ne pourrais plus vous descendre.
— Nous monter suffira, lui dit Rand. Nous partirons par les toits et descendrons sur le côté de l’atelier du cirier.
Elle protesta, naturellement, pendant qu’ils revenaient vers l’atelier du bottier. Nynaeve s’opposait toujours à ce qu’elle n’avait pas proposé elle-même.
— Alors, je suis juste censée vous poser sur le toit et attendre ? marmonna-t-elle, fronçant les sourcils de droite et de gauche, si férocement que les passants s’écartaient d’elle comme des deux hommes qui l’entouraient. Elle sortit la main de sous sa cape, pour montrer son bracelet aux gemmes rouge clair.
— Cela peut me couvrir d’une armure meilleure que l’acier. Je sentirais à peine si une épée me frappait. Je croyais entrer avec vous.
— Pour quoi faire ? demanda doucement Rand. Pour les immobiliser avec le Pouvoir pendant qu’on les tuerait ? Pour les tuer toi-même ?
Elle fronça les sourcils, le regard sur les pavés.
Dépassant l’atelier de Zeram, Rand s’arrêta devant la maison basse et regarda autour de lui aussi naturellement qu’il put. Pas de Gardes en vue, mais quand il eut poussé Nynaeve dans l’étroite allée, il passa à l’action rapidement. L’autre jour non plus, il n’avait pas vu les Gardes qui suivaient Rochaid.
— Vous êtes bien silencieuse, dit Lan, les suivant de près.
Vivement, elle fit encore trois pas avant de répondre sans ralentir ni se retourner :
— Je n’avais pas réfléchi, avant, dit-elle à voix basse. Je croyais qu’il s’agissait d’une aventure, d’affronter des Amis du Ténébreux, des Asha’man renégats, mais vous allez les exécuter. Vous les tuerez avant qu’ils réalisent que vous êtes là, n’est-ce pas ?
Rand regarda Lan par-dessus son épaule, mais celui-ci se contenta de hocher la tête, aussi troublé que lui. Bien sûr qu’ils les tueraient sans avertissement, s’ils le pouvaient. Ce n’était pas un duel ; c’était une exécution, comme elle l’avait dit. Du moins, Rand espérait bien que c’en serait une.
L’allée courant derrière les maisons était un peu plus large que celle venant de la rue, le sol rocailleux creusé d’ornières par les brouettes à ordures qui y passaient le matin. Des murs blancs sans fenêtres se dressaient autour d’eux.
Nynaeve contempla l’arrière de la maison de Zeram, puis elle soupira soudain.
— Tuez-les dans leur sommeil si vous le pouvez, dit-elle avec douceur pour des paroles si cruelles.
Quelque chose d’invisible enserra la poitrine de Rand sous les bras, et il s’éleva lentement, flottant de plus en plus haut jusqu’au moment où il dériva sur l’avant-toit en surplomb. Le harnais invisible disparut, et ses bottes heurtèrent le toit en pente, glissant un peu sur les ardoises mouillées. Il s’accroupit et recula à quatre pattes. Quelques instants plus tard, Lan flotta et atterrit près de lui ; le Lige s’accroupit aussi et regarda dans l’allée.
— Elle est partie, dit-il enfin.
Se tournant face à Rand, il tendit le bras.
— Voilà l’entrée.
Ils découvrirent une trappe insérée entre les ardoises près de la ligne de faîte, en métal brillant, pour empêcher l’eau d’entrer dans le grenier. Rand descendit doucement dans un espace poussiéreux, faiblement éclairé par la lumière venant de la trappe. Un instant, il resta suspendu par les mains, puis les ouvrit, provoquant une chute de quelques pieds. Hormis une chaise à trois pieds et un coffre ouvert, la longue pièce était aussi vide que le coffre. Apparemment, Zeram avait cessé d’entreposer des affaires dans le grenier quand sa femme avait commencé à prendre des locataires.
Se déplaçant sans bruit, les deux hommes inspectèrent le plancher jusqu’à ce qu’ils trouvent une autre trappe, plus large, parfaitement à niveau avec le sol. Lan tâta les gonds de cuivre et murmura qu’ils étaient secs mais pas rouillés. Rand hocha la tête et dégaina son épée, et Lan ouvrit la trappe d’un coup sec.
Rand ne savait pas ce qu’il allait trouver quand il sauta par l’ouverture, se retenant d’une main au rebord pour contrôler sa chute. Il atterrit doucement sur la pointe des pieds, dans une pièce qui semblait avoir pris la place du grenier à en juger aux armoires et cabinets poussés contre les murs, les coffres de bois empilés les uns sur les autres, et les tables surmontées de chaises. Mais la dernière chose qu’il s’attendait à voir, c’étaient deux morts étalés sur le sol, comme si on les avait traînés là pour les y abandonner. Les visages noirs et boursouflés étaient méconnaissables, mais le plus petit avait les cheveux attachés sur la nuque par une barrette en argent sertie d’une grosse pierre rouge.