— Logain, haleta-t-il, le M’Hael est rentré de Cairhien. Au palais, il a inscrit de nouveaux déserteurs au tableau d’affichage, et vous n’en croirez pas vos oreilles en entendant leurs noms.
Il débita sa liste à toute vitesse, au milieu des exclamations des autres, de sorte que Toveine n’entendit pas grand-chose.
— Des Dédiés ont déjà déserté avant ça, marmonna le Cairhienin, mais jamais des Asha’man consacrés. Et sept d’un coup ?
— Si vous ne me croyez pas, commença Kajima, se redressant avec emphase.
Il avait été employé de bureau en Arafel.
— Nous vous croyons, dit Genhald d’un ton conciliant. Mais Gedwyn et Torval sont des hommes du M’Hael. Rochaid et Kisman aussi. Pourquoi déserteraient-ils ? Il leur donnait tout ce qu’un roi pouvait rêver.
Kajima secoua la tête avec irritation, faisant tinter ses clochettes.
— Vous savez que les listes ne donnent jamais de raisons. Juste des noms.
— Bon débarras, grommela Kurin. Enfin, ce serait un bon débarras si nous n’avions pas à les pourchasser maintenant.
— Ce sont les autres que je ne comprends pas, intervint Sandomere. J’étais aux Sources de Dumai. J’ai vu le Seigneur Dragon choisir, après les combats. Dashiva avait la tête dans les nuages, comme toujours. Mais Flinn, Hopwil et Narishma ? On n’a jamais vu des hommes plus satisfaits. On aurait dit des agneaux lâchés dans la grange d’orge.
Un homme robuste aux cheveux grisonnants cracha par terre.
— Bon, je n’étais pas aux Sources de Dumai, mais j’étais dans le Sud contre les Seanchans, dit-il avec l’accent d’Andor. Peut-être que les agneaux n’ont pas apprécié la cour du boucher autant que la grange d’orge.
Bras croisés, Logain avait écouté sans prendre part à la discussion, le visage indéchiffrable. Un masque.
— Vous inquiétez-vous de la cour du boucher, Canler ? dit-il enfin.
L’Andoran grimaça, puis haussa les épaules.
— Je pense que nous y finirons tous, tôt ou tard, Logain. Je crois que nous n’avons pas le choix, mais nous ne sommes pas obligés d’en sourire.
— Tant que vous êtes là au bon moment, dit doucement Logain.
Il s’adressait au dénommé Canler, mais plusieurs autres approuvèrent de la tête. Regardant au-delà des hommes, Logain considéra Toveine et Gabrelle.
Toveine s’efforça de prendre l’air de celle qui n’écoutait pas, tout en enregistrant scrupuleusement les noms.
— Entrez pour vous protéger du froid, leur dit-il. Buvez un bon thé pour vous réchauffer. Je reviendrai dès que possible. Ne touchez pas à mes papiers.
Il rassembla ses hommes du geste et partit dans la direction d’où Kajima était venu.
Toveine grinça des dents de frustration. Au moins, elle n’aurait pas à le suivre sur l’aire d’entraînement, et passer devant l’Arbre-au-Traître, où des têtes pendaient aux branches dénudées comme des fruits pourris, ou regarder les hommes apprendre à détruire avec le Pouvoir. Mais elle avait espéré avoir un jour de plus à elle, libre de se promener où bon lui semblait, pour apprendre du nouveau. Elle avait déjà entendu des hommes parler du « palais » de Taim, et aujourd’hui, elle avait espéré le voir, et peut-être apercevoir l’homme dont le nom était aussi sinistre que celui de Logain. À la place, elle franchit docilement la porte rouge derrière sa compagne. Inutile de lutter.
À l’intérieur, elle examina le séjour pendant que Gabrelle suspendait sa cape à une patère. Bien que la façade de la maison fût modeste, elle s’attendait à quelque chose de plus grandiose pour Logain. Un petit feu brûlait dans un âtre de pierre. Une longue table étroite, entourée de chaises en bois, se dressait sur un plancher nu. Un bureau, à peine plus travaillé que les autres meubles, attira son regard. Des piles de coffrets à courrier en jonchaient la surface, avec des chemises en cuir pleines de grandes feuilles de papier. Ses doigts la démangeaient, mais elle savait que même si elle s’asseyait au bureau, elle ne pourrait pas mettre le doigt sur autre chose que la plume ou l’encrier de verre.
En soupirant, elle suivit Gabrelle à la cuisine, où un poêle en fonte émettait trop de chaleur, et où la vaisselle sale du petit déjeuner reposait sur un petit placard sous la fenêtre. Gabrelle remplit la bouilloire, la posa sur le poêle, puis sortit d’un autre placard une théière verte vernissée et une boîte en bois. Toveine drapa sa cape sur une chaise et s’assit à une table carrée. Elle n’appréciait le thé qu’au moment du déjeuner qu’elle avait sauté, mais elle savait qu’elle le boirait quand même.
La sotte Brune continua de papoter tout en s’acquittant des tâches domestiques comme une paysanne heureuse.
— J’ai déjà appris beaucoup de choses. Logain est le seul Asha’man consacré qui vit dans ce village. Tous les autres vivent au palais de Taim. Ils ont des domestiques, mais Logain a engagé la femme d’une nouvelle recrue pour faire le ménage et la cuisine. Elle sera là bientôt, et comme elle le porte aux nues, nous ferions bien de parler des choses importantes avant son arrivée. Il a trouvé votre bureau portatif.
Toveine eut l’impression qu’une main glacée se refermait sur sa gorge. Elle s’efforça de dissimuler son trouble, mais Gabrelle la regardait dans les yeux.
— Il l’a brûlé, Toveine. Après en avoir lu le contenu. Il avait l’air de penser qu’il nous faisait une faveur.
La main se desserra, et Toveine recommença à respirer.
— L’ordre d’Elaida se trouvait dans mes papiers.
Elle toussota pour s’éclaircir la voix. L’ordre d’Elaida lui commandant de désactiver tous les hommes qu’elle trouverait à la Tour Noire et de les pendre sur place sans le procès à Tar Valon exigé par la loi de la Tour.
— Elaida imposait des conditions draconiennes, et ces hommes auraient réagi violemment s’ils l’avaient su.
Malgré la chaleur diffusée par le poêle, elle frissonna. Rien que ce papier aurait pu les faire neutraliser et pendre.
— Pourquoi nous ferait-il des faveurs ?
— Je ne sais pas, Toveine. Il n’est pas si mauvais, comme la plupart des hommes. Il ne faut peut-être pas aller chercher plus loin.
Gabrelle posa sur la table une assiette de petits pains croustillants et une autre de fromage frais.
— Ou peut-être que le lien qu’il nous a imposé ressemble dans une certaine mesure au lien du Lige. Et qu’il n’avait pas envie de faire l’expérience de nos deux exécutions, tout simplement.
L’estomac de Toveine grogna, mais elle prit un petit pain comme si elle n’avait l’intention que de grignoter.
— Je soupçonne que « conditions draconiennes » était un euphémisme, poursuivit Gabrelle, mettant quelques cuillerées de thé dans la théière. Je vous ai vue tiquer. Bien sûr, ils ont eu beaucoup de problèmes pour nous amener jusqu’ici. Cinquante et une sœurs captives, et même avec le lien, ils doivent craindre que nous trouvions un moyen d’éluder leurs ordres, une lacune que nous pourrions exploiter. La réponse évidente est la suivante : si nous étions mortes, la Tour serait sur le pied de guerre. Si nous sommes vivantes et prisonnières, Elaida devra agir avec prudence.
Elle rit doucement, amusée.
— La tête que vous faites, Toveine ! Croyiez-vous que je ne pensais qu’à lui caresser les cheveux ?
Toveine pinça les lèvres et reposa son petit pain sans y toucher. D’ailleurs, il était froid et paraissait rassis. C’était toujours une erreur de penser que les Brunes n’avaient pas les pieds sur terre, absorbées qu’elles étaient dans leurs livres et leurs études à l’exclusion de toute autre chose.