Aleis, au milieu de l’arc, fronça les sourcils en voyant Cadsuane entrer à la tête de sa procession.
— C’est une session à huis clos, Aes Sedai, dit-elle, froide et cérémonieuse. Nous pouvons peut-être vous demander de nous parler plus tard, mais…
— Vous savez qui vous détenez dans les cellules, l’interrompit Cadsuane.
Ce n’était pas une question, mais Aleis tenta de s’en tirer en bluffant.
— Un certain nombre d’hommes, je crois. Des ivrognes, divers étrangers arrêtés pour vol ou trouble sur la voie publique, un homme des Marches arrêté aujourd’hui qui a peut-être assassiné trois hommes. Je ne tiens pas personnellement le compte des arrestations, Cadsuane Sedai.
Nynaeve prit une profonde inspiration à la mention d’un homme arrêté pour meurtre le jour même, et ses yeux brillèrent dangereusement, mais elle eut au moins le bon sens de se taire.
— Ainsi, vous allez tenter de dissimuler que vous tenez le Dragon Réincarné, dit Cadsuane calmement.
Elle avait espéré – avec ferveur – que le travail préparatoire de Verin les en dissuaderait. Mais c’était peut-être encore possible.
— Je peux vous débarrasser de lui. Au cours des ans, j’ai affronté plus de vingt hommes pouvant canaliser. Il ne me fait pas peur.
— Nous vous remercions de cette proposition, répondit Aleis, suave, mais nous préférons communiquer d’abord avec Tar Valon.
C’est-à-dire, pour négocier sa rançon. Enfin, ce qu’il fallait faire devait être fait.
— Pourriez-vous nous dire comment vous avez appris…
Cadsuane l’interrompit une seconde fois.
— Peut-être aurais-je dû préciser que les hommes qui me suivent sont des Asha’man.
Les trois hommes concernés s’avancèrent alors, comme convenu, et elle dut reconnaître qu’ils avaient l’air redoutables. Le grisonnant Damer faisait penser à un ours affligé d’une rage de dents, le beau Jahar ressemblait à un souple léopard noir, et les yeux fixes d’Eben semblaient particulièrement menaçants dans un visage aussi juvénile. Ils firent assurément leur effet sur les Conseillères. Certaines remuèrent dans leur fauteuil, comme pour s’y renfoncer, mais la mâchoire de Cyprien tomba. Sybaine, aux cheveux aussi gris que ceux de Cadsuane, s’affaissa sur son siège et se mit à s’éventer d’une main fine, tandis que la bouche de Cumere se tordait comme si elle allait vomir.
Aleis, qui était plus solide, pressa ses deux mains sur sa taille.
— Je vous ai déjà dit que les Asha’man étaient libres de venir en visite tant qu’ils respectaient la loi. Nous n’avons pas peur des Asha’man, Cadsuane, quoique, à vrai dire, je sois surprise de vous voir en leur compagnie. Surtout étant donné la proposition que vous venez de faire.
Ainsi, elle était Cadsuane tout court, maintenant ? Quand même, elle regretta la nécessité de briser Aleis. Elle gouvernait bien Far Madding, mais elle ne se remettrait peut-être jamais de ce qui allait suivre.
— Oubliez-vous ce qui s’est passé d’autre aujourd’hui, Aleis ? Quelqu’un a canalisé à l’intérieur de la cité.
De nouveau, les Conseillères remuèrent dans leurs fauteuils, et des plis soucieux creusèrent plus d’un front.
— Une aberration.
Tout calme avait quitté la voix d’Aleis, remplacé par la colère et une nuance de peur. Ses yeux brillaient.
— Les Gardes se sont peut-être trompés. Parmi les gens interrogés, aucun n’a rien vu qui fasse penser…
— Même ce que nous croyons parfait peut avoir des défauts, Aleis.
Cadsuane puisa dans son propre Puits, n’en tirant qu’une modeste quantité de saidar. Elle avait de l’expérience ; le petit colibri en or ne pouvait pas en contenir autant que la ceinture de Nynaeve.
— Les défauts peuvent passer inaperçus pendant des siècles avant qu’on ne les remarque.
Le flux d’Air qu’elle tissa fut juste assez fort pour soulever la mince couronne d’Aleis, et la poser devant ses pieds sur le tapis.
— Mais quand on les connaît, il semble que toute personne qui a des yeux peut les voir.
Treize paires d’yeux choqués se braquèrent sur la couronne. Respirant à peine, toutes les Conseillères semblaient pétrifiées.
— Je la trouve plus jolie sur votre tête, annonça Damer.
L’aura du Pouvoir brilla soudain autour de Nynaeve, et la couronne vola vers Aleis, ralentissant au dernier instant pour se poser doucement au-dessus de son visage livide au lieu de lui fracasser la tête. Mais la lumière de la saidar continua à entourer Nynaeve. Eh bien, qu’elle épuise son Puits !
— Est-ce que…
Aleis déglutit. Quand elle poursuivit, ce fut d’une voix brisée.
— Est-ce que cela suffira de vous le remettre ?
Qu’elle le remît à Cadsuane ou aux Asha’man, ce n’était pas clair, peut-être même pas pour elle.
— Je pense que cela suffira, dit Cadsuane avec calme, et Aleis s’affaissa dans son fauteuil comme une marionnette dont on vient de couper les fils.
Bien que choquées par cet étalage de canalisage, les autres Conseillères échangèrent des regards interrogateurs. Les yeux dardés sur Aleis, le visage raffermi, elles s’adressèrent des hochements de tête. Cadsuane prit une profonde inspiration. Elle avait promis au garçon que tout ce qu’elle ferait serait pour son seul bien à lui, et maintenant elle venait de briser une femme de valeur pour son bien.
— Je suis désolée, Aleis.
Vous commencez à vous endetter sérieusement, mon garçon, pensa-t-elle.
35
Avec les Choedans Kals
Rand traversa à cheval le large pont de pierre qui menait vers le nord à partir de la Porte de Caemlyn, sans regarder en arrière. Le soleil était une pâle boule dorée posée sur l’horizon dans un ciel sans nuages, mais l’air était assez froid pour embuer son haleine, et sa cape se gonflait dans les vents soufflant du lac. Pourtant, il ne sentait pas le froid, sauf comme quelque chose de distant qui ne l’atteignait pas vraiment. C’était l’hiver le plus froid. Les gardes venus le sortir de sa cellule le soir précédent avaient été surpris de lui voir un petit sourire. Il l’arborait toujours, en une légère incurvation des lèvres. Nynaeve avait Guéri ses ecchymoses en utilisant le reste de la saidar de sa ceinture, pourtant l’officier casqué qui les arrêta à la sortie du pont, un homme trapu au visage rude, sursauta en le voyant, comme s’il avait encore le visage rouge et tuméfié.
Cadsuane se pencha sur sa selle pour dire discrètement quelques mots à l’officier et lui tendre un papier plié. Il fronça les sourcils et se mit à lire, puis releva brusquement la tête pour fixer avec stupéfaction les femmes et les hommes attendant patiemment derrière elle sur leurs montures. Recommençant en haut de la page, il lut en remuant silencieusement les lèvres, comme s’il voulait être sûr de comprendre chaque mot. Signé et scellé par les treize Conseillères, l’ordre disait qu’il ne devait pas vérifier les liens de paix ni fouiller les chevaux de bât. Les noms des visiteurs devaient être complètement effacés des registres, et l’ordre lui-même brûlé. Ces personnes n’étaient jamais venues à Far Madding. Pas d’Aes Sedai, pas d’Atha’ans Miere. Personne.
— C’est fini, Rand, dit Min, gentiment, approchant sa robuste jument brune de son hongre gris, bien qu’elle fût déjà aussi proche de lui que Nynaeve l’était de Lan.
Elle avait Guéri ses ecchymoses et sa fracture au bras avant de soigner Rand. Le visage de Min reflétait l’inquiétude coulant par le lien. Laissant sa cape flotter au vent, elle lui tapota le bras.
— Tu n’as plus à penser à ça maintenant.