— Ça va bientôt commencer, j’en ai peur, annonça Cadsuane.
Se détournant du couple assis, la Sœur grisonnante planta ses deux poings sur ses hanches, et balaya le sommet de la colline d’un regard perçant.
— Elles vont le ressentir à Tar Valon, et peut-être même de l’autre côté du monde. Prenez vos places.
— Venez, Elza, dit Merise, soudain entourée de l’aura de la saidar.
Elza se laissa entraîner dans un lien avec la sœur au visage grave, mais elle tiqua quand Merise ajouta son Asha’man-Lige dans le cercle. C’était un beau ténébreux, qui tenait dans ses mains l’épée de cristal brillant d’une faible lumière. Elle sentit l’incroyable bouillonnement tumultueux qui devait être le saidin. Bien que Merise contrôlât les flux, l’horreur de la souillure toucha Elza à l’estomac. Tel un tas de fumier fermentant durant un été caniculaire. L’autre Verte, qui était une femme ravissante malgré son visage sévère, pinça les lèvres, comme si elle avait envie de vomir, elle aussi.
Tout autour du sommet de la colline, des cercles se formaient, Sarene et Corele liées avec le vieil homme, Flinn, Nesune, Beldeine et Daigian liées avec le jeune Hopwil. Verin et Kumira formèrent même un cercle avec l’Irrégulière du Peuple de la Mer ; elle était assez puissante, et ils avaient besoin de tout le monde. Dès qu’un cercle était formé, il quittait le sommet de la colline, chacun disparaissant au milieu des arbres dans une direction différente. Alivia, cette Irrégulière très spéciale qui semblait ne pas avoir d’autre nom, partit vers le nord, sa cape claquant derrière elle, entourée de l’aura du Pouvoir. Cette femme était très dérangeante avec ses fines pattes-d’oie au coin des yeux, et incroyablement puissante. Elza aurait donné très cher pour mettre la main sur les ter’angreals qu’elle portait.
Alivia et les trois cercles formeraient un anneau de défenses, si besoin était, mais le plus grand besoin se trouvait juste derrière le sommet. Le Dragon Réincarné devait être protégé à tout prix. Naturellement, Cadsuane s’était chargée de cette protection, mais le cercle de Merise resterait là-bas aussi. Cadsuane devait aussi avoir un angreal à elle, à en juger la quantité de saidar qu’elle puisait, plus qu’Elza et Merise réunies ; pourtant, même cela pâlissait à côté du Pouvoir qui affluait à travers Callandor. Elza regarda en direction du Dragon Réincarné, et prit une profonde inspiration.
— Merise, je sais que je ne devrais pas le demander, mais est-ce que je peux mélanger les flux ?
Elle s’attendait à devoir supplier, mais Merise n’hésita qu’un instant avant d’acquiescer de la tête et de lui passer le contrôle. Presque immédiatement, la bouche de Merise s’adoucit quelque peu. Feu, glace et immondices déferlèrent en Elza, et elle frissonna. À n’importe quel prix, le Dragon Réincarné devait vivre jusqu’à la Dernière Bataille.
Guidant sa charrette dans la descente enneigée menant à Tremonsien, Barmellin se demanda si la vieille Maglin des Neuf Anneaux paierait ce qu’il désirait pour l’alcool de prune qu’il transportait. Il n’était pas optimiste. Maglin était près de ses sous, et comme l’alcool n’était pas très bon, et qu’il était tard dans la saison, elle préférerait peut-être attendre le printemps pour qu’il soit meilleur. Soudain, il réalisa que le jour semblait éclatant. On se serait presque cru comme en plein midi en été au lieu de la grisaille matinale de l’hiver. Plus étrange encore, le rayonnement semblait venir d’une immense fosse proche de la route, où des ouvriers de la Cité avaient creusé avec ardeur jusqu’à l’année précédente. Il y avait manifestement une statue monstrueuse là-dessous, mais ça ne l’avait jamais suffisamment intéressé pour qu’il aille voir par lui-même.
Maintenant, presque contre sa volonté, il arrêta sa jument trapue et descendit, pataugeant dans la neige, jusqu’au bord de la fosse. Elle faisait cent pas de profondeur, et dix fois plus de diamètre. Il dut mettre sa main devant son visage pour atténuer la lumière aveuglante venant du fond. Regardant entre ses doigts, plissant les yeux, il distingua une boule étincelante, comme un soleil. Brusquement, il lui vint à l’idée que ce devait être le Pouvoir Unique. Avec un hurlement étranglé, il repartit dans la neige jusqu’à sa charrette, fouettant Nisa de ses rênes pour la faire avancer et rentrer à sa ferme. Il allait rester à la maison et boire son alcool de prune tout seul. Jusqu’à la dernière goutte.
Flânant, perdue dans ses pensées, Timna vit à peine les champs, tous en jachère sauf un, couvrant toutes les collines autour d’elle. Tremalking était une grande île, et aussi loin de la mer, le vent n’apportait aucune odeur de sel, pourtant c’étaient les Atha’ans Miere qui la troublaient. Elles refusaient le Chemin de l’Eau ; pourtant Timna était l’une des guides choisies pour les protéger d’elles-mêmes. C’était très difficile maintenant, alors qu’elles étaient toutes en révolte au sujet de leur Coramoor. Très peu restaient sur l’île. Même les gouverneurs, toujours dans tous leurs états quand ils étaient loin de la mer comme le font les Atha’ans Miere, avaient mis les voiles pour le chercher dans toutes les embarcations qu’ils avaient pu trouver.
Soudain, l’unique champ qui n’était pas en jachère attira son regard. Une grande main de pierre pointait hors du sol, serrant une sphère transparente de la taille d’une maison. Et cette sphère brillait comme un glorieux soleil d’été.
Toute pensée des Atha’ans Miere envolée, Timna rassembla sa cape sous elle et s’assit par terre, souriant à l’idée qu’elle voyait peut-être la réalisation de la prophétie et la fin de l’illusion.
— Si vous faites vraiment partie des Élus, je vous servirai, dit le barbu devant Cyndane d’un ton dubitatif.
Elle n’entendit pas la suite.
Elle la sentait. Cette quantité de saidar puisée en un seul lieu était un fanal que reconnaîtrait et localiserait toute femme capable de canaliser. Ainsi, il avait trouvé une femme pour utiliser l’autre clé d’accès. Elle aurait affronté le Grand Seigneur – le Créateur ! – avec lui. Elle aurait partagé le pouvoir avec lui, l’aurait laissé gouverner le monde à son côté. Et il avait rejeté son amour, il l’avait rejetée !
L’imbécile qui jacassait devant elle était un homme important dans son monde, mais elle n’avait pas le temps de s’assurer de sa fiabilité. Elle ne pouvait donc pas le laisser jacasser, pas alors qu’elle sentait la main de Moridin caresser la cour’souvra qui contenait son âme. Un flux d’Air mince comme un rasoir trancha en deux la barbe de l’homme en le décapitant. Un autre flux poussa le corps à la renverse, pour que le jet de sang s’échappant de son cou ne tache pas sa robe. Avant que le corps et la tête ne frappent le sol pierreux, elle avait tissé son portail. Un fanal qu’elle pouvait localiser lui faisait signe.
Entrant dans la forêt vallonnée où des plaques de neige parsemaient le sol sous de grosses branches dénudées à part les épaisses lianes qui en tombaient, elle se demanda où le fanal l’avait attirée. Peu importait. Vers le sud, ce fanal brillait. Il y avait assez de saidar pour dévaster tout un continent d’un seul coup. Il serait là, lui et la femme, quelle qu’elle soit, pour laquelle il l’avait trahie. Avec précaution, elle puisa dans le Pouvoir, suffisamment pour tisser la toile de sa mort.