Il fut content de voir que les bêtes étaient toujours là. La clairière était loin de la route la plus proche, mais il fallait toujours compter avec les vagabonds qui avaient tourné le dos à leurs familles et leurs fermes, leurs commerces et leurs métiers, parce que le Dragon Réincarné avait brisé tous les liens. C’est ce qu’annonçaient les Prophéties. Par ailleurs, beaucoup de ces hommes et femmes, les pieds meurtris et maintenant à demi gelés, étaient fatigués de chercher sans savoir quoi. Même ces montures minables auraient sans doute été volées par la première personne à passer dans les parages. Il avait assez d’or pour en acheter d’autres, mais il ne pensait pas que Min aurait apprécié l’heure de marche nécessaire pour aller au village le plus proche.
Entrant vivement dans la clairière, feignant de tituber au moment où il arrivait sur le sol enneigé où ses jambes s’enfoncèrent jusqu’aux genoux, il n’attendit que le temps qu’elle ramasse ses sacoches et franchisse le portail en chancelant avant de relâcher le Pouvoir. Ils étaient à cinq cents miles de Cairhien, et plus près de Tar Valon que de tout autre lieu important. La présence d’Alanna s’estompa dans sa tête quand le portail se referma.
— Disposé à parler ? dit Min d’un ton soupçonneux.
Au sujet de ses motivations, espéra-t-il, ou de n’importe quoi sauf de la vérité. Le vertige et la nausée s’estompèrent lentement.
— Tu as été aussi bavard qu’une mule, Rand. Mais je ne suis pas aveugle. D’abord, nous avons Voyagé jusqu’à Rhuidean, où tu as posé tant de questions sur ce lieu nommé Shara que chacun a pu croire que tu avais l’intention d’y aller.
Fronçant légèrement les sourcils, elle hocha la tête en attachant une de ses sacoches à la selle de son hongre brun. Elle grogna sous l’effort, mais elle ne voulait pas poser son autre sac dans la neige.
— Je n’ai jamais pensé que le Désert des Aiels ressemblait à ça. Cette cité est plus grande que Tar Valon, même si elle est à moitié en ruines. Et toutes ces fontaines, et le lac. Je n’en voyais même pas l’autre rive. Je croyais qu’il n’y avait pas d’eau dans le Désert. Et il faisait aussi froid qu’ici ; je croyais qu’il faisait chaud dans le Désert !
— En été, on rôtit dans la journée, mais on gèle toujours la nuit.
Il avait suffisamment récupéré pour balancer son fardeau sur la selle de son cheval gris. Presque suffisamment. Pour attacher ses sacs à sa selle, en tout cas.
— Puisque tu sembles déjà tout savoir, qu’est-ce que j’ai fait à part poser des questions ?
— La même chose qu’à Tear hier soir. T’assurer que tous les quidams du coin savaient que tu étais là. Ça crève les yeux. Tu essayes de semer la confusion dans l’esprit de quiconque s’efforce de savoir où tu es et où tu vas.
Le second sac de livres équilibrant le premier derrière sa selle, elle dénoua les rênes et monta.
— Alors, suis-je aveugle ?
— Tu as des yeux d’aigle.
Il espérait que ses poursuivants avaient aussi bonne vue. Ou ceux qui les dirigeaient. Car ça ne l’arrangerait pas que tous se précipitent, la Lumière seule savait où.
— Il faut que je trace quelques fausses pistes de plus, je crois.
— Pourquoi perdre du temps ? Je sais que tu as un plan, et qu’il concerne quelque chose contenu dans ta sacoche en cuir – un sa’angreal ? – et je sais que c’est important. N’aie pas l’air si étonné. Tu ne le quittes pratiquement pas des yeux. Pourquoi ne pas réaliser ton plan tout de suite, et après, tracer tes fausses pistes ? Et la vraie aussi, naturellement. Tu vas leur tomber dessus quand ils s’y attendront le moins, as-tu dit. Tu peux difficilement y arriver à moins qu’ils ne te suivent où tu veux.
— Je voudrais que tu n’aies jamais commencé à lire les œuvres d’Herid Fel, marmonna-t-il avec humeur, sautant sur la selle du cheval gris, la tête lui tournant à peine. Tu devines trop de choses par déduction. Y a-t-il un secret que je puisse encore te cacher maintenant ?
— Tu n’as jamais rien pu me cacher, nigaud.
Puis, se contredisant elle-même, elle ajouta :
— Qu’est-ce que tu as en tête ? À part tuer Dashiva et le reste, s’entend. J’ai le droit de savoir si je voyage avec toi.
Comme si elle n’avait pas insisté pour venir avec lui !
— Je vais purifier la moitié mâle de la Source, dit-il carrément.
Une déclaration capitale. À en juger par la réaction de Min, il aurait aussi bien pu annoncer qu’il partait pour une promenade digestive. Elle se contenta de le regarder sans rien dire, les mains croisées sur le pommeau de sa selle, et il reprit :
— Je ne sais pas le temps que ça prendra, mais quand j’aurai commencé, je crois que quiconque capable de canaliser dans un rayon de mille miles saura que quelque chose est en train de se passer. Je doute de pouvoir arrêter si Dashiva et les autres, ou encore les Réprouvés, surgissent soudain pour voir ce que c’est. Pour les Réprouvés, je ne peux rien faire, mais avec de la chance, je pourrai en finir avec les autres.
Peut-être que d’être ta’veren lui donnerait le petit avantage dont il avait si désespérément besoin.
— Remets-t’en à la chance, et les Réprouvés ou Corlan Dashiva te dévoreront tout cru, dit-elle dirigeant son cheval hors de la clairière. Tu peux peut-être trouver quelque chose de mieux. Viens, il y a un bon feu dans cette auberge. J’espère que tu nous laisseras prendre un bon repas chaud avant de partir.
Rand la suivit d’un regard incrédule. On aurait dit que cinq Asha’man renégats, sans parler des Réprouvés, l’inquiétaient moins qu’une rage de dents. Talonnant le cheval gris dans une gerbe de neige, il la rattrapa et chevaucha en silence. Il lui cachait encore quelques secrets, à commencer par cette nausée qui l’affectait quand il canalisait. C’était la vraie raison pour laquelle il voulait en finir avec Dashiva et les autres. Cela lui donnait le temps de surmonter la faiblesse. Si c’était possible. Sinon, il ne savait pas si les deux ter’angreals attachés derrière sa selle lui seraient utiles ou non.
1
En quittant le Prophète
La Roue du Temps tourne, les Ères vont et viennent, laissant des souvenirs qui deviennent légendaires. Les légendes s’estompent en mythes, et même les mythes sont oubliés quand revient l’Ère qui leur a donné naissance. Au cours d’une Ère, appelée par certains la Troisième Ère, Ère encore à venir, Ère révolue depuis longtemps, un vent se leva au-dessus de l’Océan d’Aryth. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans les Révolutions de la Roue du Temps. Mais c’était un commencement.
Le vent souffla vers l’est, au-dessus de la froide houle gris-vert de l’océan, en direction de Tarabon, où les vaisseaux déjà déchargés se balançaient sur leurs ancres, à perte de vue en attendant d’entrer dans le port de Tanchico. D’autres bateaux, grands et petits, encombraient l’immense port. Des barges débarquaient à terre les hommes et les cargaisons, car aucun mouillage n’était libre aux quais de la ville. Les habitants de Tanchico avaient eu peur quand la cité était tombée aux mains de nouveaux maîtres, avec leurs coutumes bizarres, leurs étranges créatures, leurs femmes tenues en laisse et capables de canaliser.
Ils avaient encore été effrayés quand leur flotte était arrivée, ahurissante par sa taille, déversant des soldats, des marchands aux yeux perçants, des artisans munis de leurs outils, et même des familles entières avec des chariots chargés de matériel agricole et de plantes inconnues. Il y avait un nouveau Roi et une nouvelle Panarch pour légiférer, et si le Roi et la Panarch devaient allégeance à une lointaine Impératrice, si les nobles Seanchans occupaient la plupart des palais et exigeaient une obéissance plus totale qu’aucun Seigneur ou Dame tarabonais, la vie s’était quand même améliorée. Les Seanchans du Sang avaient peu de contact avec la population, et on pouvait vivre avec les coutumes étranges. L’anarchie qui avait déchiré le pays n’était plus qu’un souvenir, de même que la faim. Les rebelles, les bandits et les Fidèles du Dragon, qui s’étaient acharnés sur le pays, étaient morts ou prisonniers ; les autres avaient été refoulés vers le nord dans la Plaine d’Almoth, et le commerce avait repris. Les hordes de réfugiés affamés qui avaient encombré les rues de la cité étaient retournées dans leurs villages et leurs fermes. Et parmi les nouveaux arrivants, restaient à Tanchico uniquement ceux que la cité pouvait accueillir. Malgré la neige, soldats et marchands, artisans et paysans se dispersaient à l’intérieur des terres, par milliers et dizaines de milliers. Le vent glacial fouettait la ville enfin en paix et plutôt satisfaite de son sort après tant de troubles.