— Je jure de vous obéir absolument à toutes les cinq.
Puis elle se contenta de regarder droit devant elle, sans expression, le visage inondé de larmes.
— Répondez-moi franchement, lui dit Saerin. Êtes-vous membre de l’Ajah Noire ?
— Je le suis, dit-elle d’une voix grinçante, comme si elle avait la gorge rouillée.
Ces simples mots paralysèrent Seaine, prise au dépourvu. Après tout, elle s’était mise en quête de l’Ajah Noire, et croyait à son existence, alors que beaucoup de sœurs n’y croyaient pas. Elle avait mis les mains sur une autre sœur, une Députée, avait aidé à transporter Talene dans les couloirs déserts des sous-sols sur des flots d’Air, violé une douzaine de lois de la Tour, commis de graves crimes, tout ça pour entendre une réponse qu’elle avait anticipée. Maintenant, elle avait entendu la réponse. L’Ajah Noire existait réellement. Elle avait sous les yeux une Sœur Noire, une Amie du Ténébreux qui portait le châle.
Elle serra les mâchoires pour s’empêcher de claquer des dents. Elle s’efforça de se ressaisir pour réfléchir rationnellement. Mais les cauchemars étaient réveillés et arpentaient les couloirs de la Tour.
Quelqu’un exhala bruyamment, et Seaine réalisa qu’elle n’était pas la seule dont l’univers venait de chavirer. Yukiri se secoua, puis fixa les yeux sur Talene, bien décidée à maintenir son écran. Doesine s’humectait les lèvres et lissait ses jupes noires d’une main hésitante. Seules Saerin et Pevara semblaient à leur aise.
— C’est donc vrai, dit Saerin d’une voix douce, quoique le mot « défaillante » eût été plus juste. C’est donc vrai. L’Ajah Noire.
Elle prit une profonde inspiration, puis reprit avec autorité :
— Plus besoin de ça, Yukiri. Talene, vous ne chercherez pas à vous échapper, ou à nous résister en aucune façon. Vous ne toucherez pas la Source sans la permission de l’une d’entre nous. Quoique d’autres prendront la relève, je suppose, quand nous vous aurons livrée. Yukiri ?
L’écran entourant Talene se dissipa, mais l’aura persista autour de Yukiri, comme si elle se méfiait de l’efficacité de la Baguette sur une Sœur Noire.
Pevara fronça les sourcils.
— Avant de la livrer à Elaida, Saerin, je veux lui faire avouer le plus de choses possible. Des noms, des lieux, tout. Tout ce qu’elle sait !
Des Amis du Ténébreux avaient tué toute la famille de Pevara, et Seaine était certaine qu’elle partirait en exil prête à pourchasser toutes les Sœurs Noires, jusqu’à la dernière.
Toujours recroquevillée sur le Siège, Talene émit un son, mi-sanglot, mi-rire amer.
— Quand vous aurez fait ça, nous serons toutes mortes ! Mortes ! Elaida appartient à l’Ajah Noire !
— C’est impossible ! s’écria Seaine. C’est Elaida qui m’a donné elle-même l’ordre de rechercher les Sœurs Noires !
— Ce doit être vrai, murmura Doesine. Talene a prêté de nouveau les serments ; et elle vient de la nommer !
Yukiri opina vigoureusement.
— Utilisez votre cervelle, gronda Pevara, branlant du chef, écœurée. Vous savez aussi bien que moi que, si on croit un mensonge, on peut l’énoncer comme une vérité.
— Et c’est la vérité, dit Saerin avec fermeté. Quelle preuve avez-vous, Talene ? Avez-vous vu Elaida à vos… réunions ?
Elle serra la poignée de sa dague à s’en blanchir les phalanges. Saerin avait dû lutter plus dur que la plupart pour accéder au châle, pour le droit de rester à la Tour. Pour elle, la Tour était plus qu’un foyer, plus importante que sa propre vie. Si Talene donnait la mauvaise réponse, Elaida ne vivrait peut-être pas pour affronter la justice.
— Elles n’ont pas de réunions, marmonna Talene d’un ton maussade. Sauf le Suprême Conseil, je suppose. Mais elle doit en être. Elles sont au courant de tous les rapports qu’Elaida reçoit, de tout ce qu’on lui dit. Elles connaissent toutes les décisions qu’elle prend avant qu’elles ne soient annoncées. Des jours avant, parfois des semaines. Comment, sinon parce qu’elle leur dit tout ?
S’asseyant difficilement, elle s’efforça de fixer un regard intense sur chacune tour à tour. Mais elle ne leur offrit qu’un regard anxieux.
— Nous devons fuir, trouver une cachette. Je vous aiderai – je vous dirai tout ce que je sais – mais elles nous tueront si nous ne fuyons pas.
Étrange, se dit Seaine, la rapidité avec laquelle Talene répudiait ses anciennes alliées et s’efforçait de s’intégrer à leur groupe. Non. Elle éludait le vrai problème, ce qui était stupide. Elaida lui avait-elle vraiment ordonné de rechercher l’Ajah Noire ? En fait, elle n’avait jamais prononcé le nom. Était-ce possible qu’elle ait eu autre chose en tête ? Elaida avait toujours sauté à la gorge de quiconque mentionnait les Noires. Presque toutes les sœurs en auraient fait autant, pourtant…
— Elaida a prouvé qu’elle est une imbécile, dit Saerin, et j’ai regretté plus d’une fois de l’avoir soutenue, mais je ne crois pas que ce soit une Noire, pas sans des preuves plus convaincantes.
Les lèvres pincées, Pevara opina sèchement. En tant que Rouge, il lui fallait bien davantage.
— Peut-être, Saerin, dit Yukiri, mais nous ne pouvons pas retenir Talene très longtemps avant que les Vertes ne commencent à demander où elle est. Sans parler des… Noires. Nous ferions bien de décider rapidement quoi faire, ou nous serons toujours en train de creuser au fond du puits quand les pluies commenceront.
Talene adressa à Saerin un sourire défaillant qui se voulait sans doute engageant, mais qui s’évanouit sous le froncement de sourcils de la Sœur Brune.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque de prévenir Elaida avant d’être prêtes à écraser les Noires d’un seul coup, dit finalement Saerin. Ne discutez pas, Pevara ; simple question de bon sens.
Pevara leva les bras au ciel et prit l’air buté, mais elle ferma la bouche.
— Si Talene a raison, poursuivit Saerin, les Noires sont au courant de la mission de Seaine, ou le seront bientôt, alors nous devons assurer sa sécurité du mieux que nous pouvons. Ce ne sera pas facile, vu que nous ne sommes que cinq. Nous ne pouvons faire confiance à aucune sœur avant d’être sûres d’elle ! Au moins, nous avons Talene, et qui sait ce que nous apprendrons quand nous l’aurons pressée comme un citron ?
Talene s’efforça d’acquiescer à cette idée, mais personne ne faisait attention à elle. La gorge de Seaine s’était desséchée.
— Nous ne serons peut-être pas complètement seules, dit Pevara à contrecœur. Seaine, parlez-leur de votre petit projet avec Zerah et ses amies.
— Projet ? dit Saerin. Qui est Zerah ? Seaine ! Seaine !
Seaine sursauta.
— Quoi ? Oh ! Pevara et moi, nous avons découvert un petit nid de rebelles, ici dans la Tour, commença-t-elle, hésitante. Dix sœurs envoyées pour semer la discorde.
Saerin voulait assurer sa sécurité, non ? Elle était Députée elle-même, et elle était Aes Sedai depuis près de cent cinquante ans. Quel droit avait Saerin de… ?
— Pevara et moi, nous avons commencé à y mettre fin. Nous avons déjà obligé l’une d’elles à prêter le même serment supplémentaire que nous avons exigé de Talene, et nous lui avons demandé d’amener Bernaile Gelbarn dans mon appartement sans éveiller ses soupçons.
Par la Lumière, en dehors de cette pièce, n’importe quelle sœur pouvait être une Noire !
— Puis nous nous servirons de ces deux-là pour en attirer une autre, jusqu’à ce qu’elles nous aient toutes juré obéissance. Naturellement, nous leur poserons les mêmes questions qu’à Zerah, les mêmes qu’à Talene.
Peut-être que l’Ajah Noire avait déjà son nom et savait déjà qu’elle avait mission de les pourchasser. Comment Saerin pouvait-elle assurer sa sécurité ?
— Celles qui donneront les mauvaises réponses seront mises à la question, et celles qui donneront les bonnes pourront racheter un peu leur traîtrise en pourchassant les Noires sous notre direction.
Par la Lumière, comment ?
Quand elle eut terminé, les autres discutèrent longtemps de l’affaire, ce qui signifiait que Saerin ne savait pas quelle décision prendre. Yukiri insista pour livrer immédiatement à la loi Zerah et ses acolytes – si c’était possible sans révéler leur propre situation à l’égard de Talene. Pevara argumenta en faveur de l’utilisation des rebelles, quoique sans conviction ; la discorde qu’elles semaient autour d’elles se centrait sur d’ignobles histoires concernant l’Ajah Rouge et les faux Dragons. Doesine semblait d’avis de kidnapper toutes les sœurs de la Tour et de leur faire prêter le serment supplémentaire, mais les trois autres ne lui accordèrent que peu d’attention.
Seaine ne prit pas part à la discussion. Sa réaction à leur situation délicate était la seule possible, pensait-elle. Titubant jusqu’au coin le plus proche, elle vomit bruyamment.