— Vous êtes impétueux, Perrin Aybara.
Elle parlait d’une voix claire et neutre, mais il avait l’impression qu’elle avait envie de lui frotter les oreilles. Tout à fait comme Nynaeve.
— Quoique ce soit sans doute compréhensible, étant donné les circonstances. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Comment…
Il dut s’interrompre pour déglutir.
— Comment vont-ils la traiter ?
— Je ne saurais le dire, Perrin Aybara.
Il n’y avait aucune sympathie sur son visage, aucune expression. Les Aielles pouvaient donner des leçons d’impassibilité même aux Aes Sedai.
— Capturer des gens des Terres Humides est contraire à la coutume, sauf quand ce sont des tueurs d’arbres, quoique cela ait changé. De même que tuer sans nécessité. Mais beaucoup ont refusé d’accepter les vérités révélées par le Car’a’carn. Certaines ont été prises par la Noirceur et ont jeté leur lance, mais il se peut qu’elles l’aient reprise. D’autres sont parties, tout simplement, pour vivre comme elles croient que nous le devons. Je ne peux pas dire quelles coutumes ont été conservées ou abandonnées par celles qui ont quitté le clan et la tribu.
La seule émotion qu’elle manifesta, ce fut une nuance de dégoût envers celles qui avaient quitté le clan et la tribu.
— Par la Lumière, femme, vous devez bien avoir une idée. Vous pouvez sûrement deviner…
— Ne devenez pas irrationnel, l’interrompit-elle sèchement. Les hommes le font souvent en de telles situations, mais nous avons besoin de vous. Je pense que ça n’améliorera pas votre prestige auprès de ceux des Terres Humides si nous devons vous ligoter jusqu’à ce que vous vous calmiez. Retournez à votre tente. Si vous ne parvenez pas à contrôler vos pensées, buvez jusqu’à ce que vous ne pensiez plus du tout. Et ne nous dérangez pas quand nous sommes réunies en conseil.
Elle rentra dans la tente, les rabats se fermèrent et commencèrent à tressauter quand on les rattacha.
Perrin considéra ces rabats fermés, passant le pouce sur le tranchant de son couteau, puis il le rengaina. Elles mettraient peut-être la menace de Nevarin à exécution s’il débarquait au milieu d’elles. Et elles ne pouvaient rien lui dire de ce qu’il voulait savoir. Il ne croyait pas qu’elles garderaient des secrets en un moment pareil. Pas sur Faile, en tout cas.
La plupart des hommes des Deux Rivières partis, le sommet de la colline était beaucoup plus tranquille. Ceux qui restaient observaient toujours les Ghealdanins en dessous d’eux, tapaient des pieds pour se réchauffer, mais aucun ne parlait. Les gai’shains s’affairaient en silence. Les arbres cachaient partiellement les camps des Mayeners et des Ghealdanins, mais Perrin vit des charrettes qu’on chargeait des deux côtés. Il décida quand même d’établir une garde. Arganda pouvait tenter de l’endormir. Un homme émettant son odeur pouvait être… irrationnel, termina-t-il mentalement, ironique.
Comme il n’avait plus rien à faire sur la colline, il entreprit de parcourir à pied le mile et demi le séparant de sa tente. Celle qu’il avait partagée avec Faile. Il trébuchait autant qu’il marchait, peinant quand il enfonçait jusqu’aux mollets dans la neige. Autant pour l’empêcher de claquer au vent que pour se réchauffer, il serrait sa cape autour de lui. Sans qu’elle le réchauffe.
Quand il arriva, le camp des Deux Rivières grouillait d’activité. Les charrettes étaient toujours disposées en cercle, et des hommes des domaines que Dobraine possédait au Cairhien les chargeaient, quand d’autres se préparaient à seller les chevaux. Dans cette épaisseur de neige, les roues auraient patiné, alors on les avait attachées sur le flanc des charrettes, et remplacées par de larges patins de bois. Emmitouflés au point de paraître deux fois leur volume, les Cairhienins s’arrêtèrent à peine pour le regarder. Mais chaque homme des Deux Rivières qui le vit s’interrompit pour le fixer, jusqu’à ce qu’un camarade le pousse pour qu’il reprenne sa tâche. Perrin se félicita de ne lire aucune sympathie dans ces regards, car, dans ce cas, il aurait sans doute craqué et pleuré.
Là non plus, il semblait qu’il n’y avait rien à faire pour lui. Sa grande tente – leur tente, à lui et à Faile – était déjà démontée et chargée sur une charrette, avec tout ce qu’elle contenait. Basel Gill inspectait la rangée de charrettes, une longue liste à la main. Il prenait très au sérieux sa charge de Shambayan, sorte d’intendant de la maison de Faile et Perrin, et il s’y était jeté avec ardeur, comme un écureuil dans un tas de maïs. Pourtant, plus habitué à vivre dans des cités qu’à voyager dans la campagne, il souffrait du froid, et portait en plus d’une longue cape, une grosse écharpe, un chapeau mou à large bord et d’épais gants de laine.
Pour une raison mystérieuse, il se troubla à la vue de Perrin, marmonna quelque chose à propos de vérifications à faire sur les charrettes, avant de s’éloigner aussi vite qu’il le put. Bizarre.
Sa tenue rappela quelque chose à Perrin, qui partit à la recherche de Dannil, et lui ordonna de relever toutes les heures les hommes de la colline et de s’assurer qu’ils avaient un repas chaud.
— Prenez soin d’abord des hommes et des chevaux, dit une voix fluette mais ferme. Mais après, prenez soin de vous. Il y a de la soupe chaude dans la marmite, du pain, si l’on peut dire, et je vous ai mis du jambon fumé de côté. Et une fois l’estomac plein, vous aurez moins l’air d’un cauchemar sur pattes.
— Merci, Lini, dit-il.
Un cauchemar sur pattes ? Par la Lumière, il avait davantage l’impression d’être un mort vivant qu’un cauchemar ambulant.
— Je mangerai dans un moment.
La première servante de Faile était frêle d’apparence, avec sa peau parcheminée et ses cheveux blancs ramenés en chignon en haut de son crâne, mais elle était droite comme un « I » et ses yeux noirs étaient clairs et pénétrants. Pourtant, son front était plissé d’inquiétude, et ses mains crispées sur sa cape. Elle devait se faire du souci pour Faile, certainement, mais…
— Maighdin était avec elle, dit-il, et il n’eut pas besoin qu’elle acquiesce de la tête.
Maighdin était toujours avec Faile, semblait-il. Une perle, disait Faile. Et Lini semblait la considérer comme sa fille, bien que, parfois, Maighdin parût ne pas apprécier ce rapport autant que Lini.
— Je les ramènerai, promit-il d’une voix brisée. Je les ramènerai toutes. Retournez à votre travail, ajouta-t-il vivement d’un ton bourru. Je mangerai dans un moment. Il faut que je m’occupe de… de…
Il s’éloigna sans terminer.
Il n’avait à s’occuper de rien. Il ne pensait à rien, sauf à Faile. Il marcha sans savoir où il allait, quand il s’aperçut que ses pas l’avaient mené près du cercle de charrettes.
À cent pas derrière les piquets des chevaux, un monticule rocheux pointait à travers la neige. De là, il pourrait voir les traces laissées par Elyas et les autres et les verrait rentrer.
Son nez l’informa qu’il n’était pas seul, bien avant d’atteindre l’étroite crête du monticule. L’homme, accroupi, n’écoutait pas, car Perrin fit crisser la neige sous ses pieds jusqu’au sommet avant qu’il ne se relève d’un bond. Les mains nues de Tallanvor tripotèrent la poignée de son épée, et il scruta Perrin, l’air hésitant. C’était un homme de haute taille qui avait reçu bien des coups dans sa vie, mais qui était généralement très sûr de lui. Il s’attendait peut-être à une semonce pour n’avoir pas été là lors de l’enlèvement de Faile, mais elle avait refusé d’avoir un garde du corps. En plus de Chiad et Bain, du moins, qui apparemment ne comptaient pas. Ou peut-être crut-il que Perrin allait le renvoyer vers les charrettes, pour être seul. Perrin s’efforça d’avoir moins l’air de – comment avait dit Lini ? – d’un cauchemar sur pattes. Tallanvor était amoureux de Maighdin, et serait bientôt marié avec elle si les soupçons de Faile se révélaient exacts. Il avait le droit de monter la garde.