— Oui, il commandera, Birgitte, dit-elle plus calmement. Quand il viendra.
Trois courriers étaient en route pour Tar Valon. Même si aucun n’échappait à Elaida, Gawyn finirait par apprendre qu’elle revendiquait le trône, et il viendrait. Elle avait désespérément besoin de lui. Elle ne se faisait pas d’illusions sur ses capacités de général, et Birgitte craignait tant de ne pas être égale à sa légende que parfois, elle semblait avoir peur d’essayer. Affronter une armée, oui ; commander une armée, jamais de la vie !
Birgitte avait conscience de la confusion régnant dans son esprit. En cet instant, son visage était figé, mais ses émotions étaient pleines d’embarras et de colère contre elle-même, cette dernière croissant d’instant en instant. Mêlée d’une pointe d’irritation, Elayne ouvrit la bouche pour aborder la question d’une guerre civile avant que la colère de Birgitte ne l’envahisse.
Mais sans qu’elle ait pu articuler un mot, les grandes portes rouges s’ouvrirent. L’espoir de voir Nynaeve ou Vandene s’évanouit à l’entrée de deux femmes du Peuple de la Mer, nu-pieds malgré le temps.
Un nuage de parfum musqué les précéda et, à elles seules, elles constituaient une procession de chausses et blouses de soie brodée aux couleurs éclatantes, avec des dagues serties de pierreries et des colliers d’or et d’ivoire, entre autres bijoux. De longs cheveux noirs et raides, grisonnants aux tempes, cachaient presque les dix petits anneaux d’oreilles de Renaile din Calon, mais l’arrogance de ses yeux noirs était aussi visible que la chaînette chargée de médaillons reliant un anneau d’oreille à son anneau de nez. Elle avait le visage figé, et, malgré le gracieux balancement de sa démarche, elle semblait prête à passer à travers un mur. Une main moins grande que sa compagne, Zaida din Parede arborait aussi moitié moins de médaillons, et un air de commandement plutôt que d’arrogance, affichant la certitude d’être obéie. Son casque de courtes boucles noires était moucheté de gris, mais elle était d’une beauté stupéfiante, de ces femmes qui deviennent de plus en plus belles avec l’âge.
Dyelin tressaillit à leur entrée, et leva une main vers son nez avant de se ressaisir. Réaction assez commune chez les gens qui voyaient des Atha’ans Miere pour la première fois.
Elayne grimaça, mais pas à cause de leurs anneaux de nez. Elle eut même envie de proférer un autre juron, quelque chose d’encore plus… virulent. Mis à part les Réprouvés, elle n’aurait pas pu nommer deux personnes qu’elle eût moins envie de voir. Reene était censée veiller à ce que cela n’arrive pas.
— Pardonnez-moi, dit-elle en se levant d’un mouvement fluide, mais je suis très occupée pour le moment. Affaires d’État, vous comprenez, qui m’empêchent de vous recevoir comme le mérite votre rang.
Les gens du Peuple de la Mer étaient très à cheval sur le protocole et les bienséances, du moins en ce qui les concernait. Elles étaient sans doute passées devant la Première Servante en évitant simplement de lui dire qu’elles désiraient voir Elayne, mais elles pouvaient très bien s’offenser qu’Elayne reste assise à leur entrée tant qu’elle ne possédait pas la couronne. Et, que la Lumière les calcine toutes les deux, elle ne pouvait pas se permettre de les offenser. Birgitte apparut à son côté, s’inclinant cérémonieusement pour prendre sa coupe ; le lien du Lige lui transmit de la méfiance. Elle marchait toujours comme sur des œufs en présence des femmes du Peuple de la Mer ; devant elles aussi, elle en avait parfois trop dit.
— Je vous verrai plus tard dans la journée, poursuivit Elayne, ajoutant : Si la Lumière le permet.
Elles connaissaient bien les formulations cérémonieuses, et celle-là était courtoise en même temps qu’elle lui offrait une échappatoire.
Renaile ne s’arrêta pas avant d’être juste devant Elayne, et beaucoup trop près. D’une main tatouée, elle lui demanda sèchement la permission de s’asseoir. La permission !
— Vous m’évitez ces derniers temps, dit-elle d’une voix grave pour une femme et aussi froide que la neige qui tombait sur le toit. Rappelez-vous que je suis la Pourvoyeuse-de-Vent de Nesta din Reas Deux Lunes, Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’ans Miere. Vous devez toujours remplir le marché que vous avez passé pour votre Tour Blanche.
Le Peuple de la Mer savait que la Tour était divisée, mais Elayne n’avait pas cru judicieux d’ajouter à ses difficultés en annonçant publiquement de quel parti elle était. Pas encore. Renaile termina sur un ton dominateur et impérieux.
— Vous traiterez avec moi, et tout de suite !
Et voilà pour le cérémonial et les bienséances.
— C’est moi qu’elle évitait, je crois, non pas vous, Pourvoyeuse-de-Vent.
Contrairement à Renaile, Zaida parlait sur le ton de la conversation. Elle se promenait nonchalamment dans la salle, s’arrêtant pour toucher un grand vase de porcelaine verte, puis se haussant sur la pointe des pieds pour regarder un kaléidoscope à quatre tubes exposé sur une haute sellette. Quand elle tourna le regard en direction d’Elayne et Renaile, une lueur amusée brilla dans ses yeux noirs.
— Après tout, le marché fut conclu par Nesta din Reas, parlant pour les vaisseaux.
En plus d’être Maîtresse-des-Vagues du Clan Catelar, Zaida était l’ambassadrice de la Maîtresse-des-Vaisseaux. Auprès de Rand, et non de l’Andor, mais son accréditation lui donnait autorité pour parler et prendre des engagements au nom de Nesta elle-même. Remplaçant un tube en or ciselé par un autre, elle se haussa de nouveau sur la pointe des pieds pour coller son œil à l’oculaire.
— Vous avez promis aux Atha’ans Miere vingt monitrices. Jusqu’à présent, vous en avez fourni une seule.
Leur entrée avait été si soudaine, si théâtrale, qu’Elayne fut surprise de voir Merilille après avoir fermé la porte. Plus petite encore que Zaida, la Sœur Grise était élégante dans sa robe de fin drap bleu foncé, bordée de fourrure argentée, avec de petites pierres de lune cousues sur le corsage. Pourtant, elle avait changé quand elle avait été monitrice des Pourvoyeuses-de-Vent pendant à peine deux semaines. La plupart étaient des maîtresses femmes assoiffées de connaissances, prêtes à presser Merilille comme le raisin au pressoir, pour en extraire le jus jusqu’à la dernière goutte. Autrefois, Elayne la croyait maîtresse d’elle-même et à l’abri de toute surprise, mais maintenant, elle était perpétuellement hagarde, les lèvres entrouvertes comme si on venait de la surprendre à perdre la tête et s’attendant à une autre surprise à tout moment. Croisant les mains sur sa taille, elle attendit près de la porte, apparemment soulagée de ne pas être le centre de l’attention.
S’éclaircissant bruyamment la gorge, Dyelin se leva et fronça les sourcils sur Zaida et Renaile.
— Surveillez votre langage, gronda-t-elle. Vous êtes en Andor maintenant, et non sur l’un de vos vaisseaux, et Elayne Trakand sera Reine d’Andor ! Votre marché sera honoré en son temps. Pour le moment, j’ai à m’occuper d’affaires plus importantes.
— Par la Lumière, il n’y en a pas de plus importantes, gronda Renaile à son tour, pivotant vers elle. Vous dites que le marché sera honoré. Vous en êtes donc garante. Sachez que vous aussi, vous vous balancerez dans le gréement par les chevilles si…
Zaida fit claquer ses doigts. Ce fut tout, mais des tremblements agitèrent Renaile. Attrapant la boîte à parfum suspendue à l’un de ses colliers, elle la porta à son nez et inspira longuement. Elle était peut-être Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux et femme de grand pouvoir et autorité chez les Atha’ans Miere, pour Zaida, elle était juste… une Pourvoyeuse-de-Vent comme les autres, ce qui blessait excessivement son orgueil. Elayne était certaine qu’il était possible d’utiliser cette rivalité pour se débarrasser d’elles, mais elle n’en avait pas encore trouvé le moyen. Oh oui ! pour le meilleur et pour le pire, Daes Dae’mar l’imprégnait jusqu’aux os maintenant.