— Vous alliez chez la Reine ?
— Tout de même pas ! Mais j’avoue que rencontrer le Roi ne me déplairait pas !
— Je suis sûre qu’il sera ravi de votre retour. Il a été très mécontent de ce que l’on vous a fait !
— Et plus que soigneusement fait, vous pouvez m’en croire. J’ai été escorté jusqu’à Marseille par deux hommes qui ne m’ont lâché que sur le bateau. Mais ne restons pas ici ! Voilà ma voiture ! dit-il en désignant un véhicule à deux chevaux dont les rideaux étaient abaissés et qui était stationné à quelques pas. Il l’y conduisit et l’aida à monter.
— Vous tenez essentiellement à prendre votre service ce matin ? demanda-t-il.
— Que j’assume mes fonctions ou non devrait lui être indifférent. Elle me considère juste un peu moins qu’un meuble... mais comment savez-vous... ?
—... que vous êtes Madame la baronne de Courcy, dame de la Reine. C’est l’enfance de l’art pour un diplomate et, comme je ne suis revenu que pour vous...
— Pour moi ? Avais-je une telle importance ?
Elle crut un instant qu’il allait se mettre en colère tant son visage se contracta.
— Vous en doutiez ? Alors que le grand-duc Ferdinand vous avait placée sous ma responsabilité, je vous ai dirigée droit dans un piège et, pour finir, on vous a enlevée de ma voiture pour vous incarcérer et vous mettre en grand danger d’être condamnée ?
— En danger? J’ai été condamnée et conduite à l’échafaud. Sans l’intervention de celui qui est devenu mon cher époux, je ne serais plus de ce monde.
— Je sais, mais je voudrais savoir si vous êtes heureuse...
Le sourire lumineux qu’elle lui offrit était, à lui seul, une réponse mais elle ajouta tout de même :
— Au-delà de tout ce que je pouvais imaginer ! Sans rien demander il m’a tout donné - même une famille adorable ! - mais surtout le plus bel amour ! En dépit des menaces qui pèsent sur lui, il m’a épousée... et je n’ai aucune honte à avouer que je suis à lui corps et âme !
C’était vrai qu’elle était transformée et, devant l’éclat de son épanouissement, l’ancien ambassadeur sentit un pincement au cœur. Depuis leur première rencontre, il aimait Lorenza et, un instant, il envia férocement l’homme qui avait su cueillir cette fleur sans pareille, mais il était trop fin diplomate pour ne pas savoir cacher ses sentiments et ce fut d’une voix égale qu’il s’enquit :
— N’avez-vous pas mentionné des menaces ?
— Si. La veille de notre mariage, j’ai reçu un billet anonyme sans autre signature qu’un dessin parfait de la dague au lys rouge. L’auteur prédisait la mort à Thomas s’il osait m’épouser parce que je ne serais jamais à un autre qu’à lui ! Et Thomas n'a fait qu'en rire. Il m'a épousée, il m'a fait sienne et ce monstre inconnu n'y peut plus rien !... Mais revenons à vous, ser Filippo ! Vous êtes à Paris depuis longtemps ?
— Quelques jours seulement. Le temps de me réinstaller et de vous rechercher.
— Où habitez-vous ?
— Toujours rue Mauconseil ! J'ai racheté l’hôtel à la couronne de Toscane. D’ailleurs, le nouvel ambassadeur, Matteo Botti, marquis de Campiglia, qui arrive de Madrid où il était fort bien vu, est tout dévoué à Marie et s’est établi à l’hôtel de Gondi qui sont de ses grands amis, conclut-il avec une amertume qui n’échappa pas à sa compagne.
— Cela signifie que celui-là aussi est inféodé à l’Espagne et prêt à la servir envers et contre les volontés du Roi ?
— Exactement ! Comme Epernon, comme la Verneuil et même le ministre Villeroy ! Tous soutiennent la Reine qui veut à tout prix le double mariage avec l’Espagne et cela à l’encontre de la décision formelle de son époux. Ce que vous a crié cette malheureuse est la réalité... mais qui est cet homme en vert ?
— Un illuminé venu d'Angoulême, une créature des Jésuites qui veut éliminer le Roi ! Mais on l’a prié d’attendre le couronnement de Marie ! Et maintenant j'avoue que j’ai peur ! Ces faits s’enchaînent trop bien ! Et les mauvais bruits qui courent pourraient avoir raison : le roi Henri n’a jamais été en si grand péril ! Il faut le prévenir !
— C’est ce que j’aimerais faire mais je ne suis pas certain d’être reçu au Louvre ni écouté... Or le couronnement ne précédera que d’une petite semaine le départ du Roi pour la guerre !
On était arrivés au Louvre et la voiture s’était arrêtée à l’entrée du pont afin de permettre à Lorenza de descendre. Mais elle ne bougea pas.
— Finalement, je ne prendrai pas mon service aujourd’hui ! Mon arrivée tardive déclencherait les fureurs et je n’aurais aucun moyen d’essayer de voir le Roi. Voulez-vous être assez aimable pour m’arrêter où j’habite ?...
—... A l’hôtel d’Angoulême dans la rue Pavée ! Avec plaisir !
— Décidément on ne peut rien vous cacher !
— Auparavant, je voudrais passer rue Mauconseil. J’ai un cadeau pour vous !
— Un cadeau ? Mais de qui ?
— De qui voulez-vous que ce soit ? De moi, bien sûr !
— Oh ! Vous m’avez rapporté quelque chose ?
— Non. Je vous ai ramené quelqu’un... Vous ne devinez pas ?
Les yeux de Lorenza se mirent à étinceler.
— Bibiena ?
— Bravo ! J’ajoute que si je ne l’avais pas acceptée, elle se serait jetée sous les roues de ma voiture. La rapatrier à Florence n’a pas été une mince affaire. Elle voulait rester en France et j’ai eu un mal de chien à la raisonner.
— Comment se serait-elle arrangée, mon Dieu, seule et sans argent dans un pays dont elle ne connaît pas la langue ?
— C’est ce que la grande-duchesse Christine et moi lui avons expliqué. Non sans difficulté ! En désespoir de cause, j’ai dû lui jurer de l’emmener lorsque je reviendrais. Et, en attendant, elle s’est mise au français ! Oh, ce n’est pas parfait mais en y mêlant un brin de latin d’église et quelques mots de chez nous, elle se fait parfaitement comprendre...
Lorenza riait de si bon cœur qu'elle ne s’aperçut pas qu’ils étaient parvenus à destination. La voiture à peine arrêtée dans la cour de l’hôtel, elle sauta à terre, mais ce fut pour tomber dans les bras de sa chère nourrice qui accourait aux nouvelles. On s’embrassa à plusieurs reprises et pendant d’interminables minutes ce fut un concert à deux voix que Giovanetti écoutait, résigné, assis sur une marche du perron. Ces dames n’avaient même pas pris la peine d’entrer dans la maison...
Quand il en eut assez, il les prit chacune par un bras, les fit pénétrer dans le vestibule, envoya Bibiena empaqueter ses hardes et poussa Lorenza dans un salon pour lui offrir un rafraîchissement. Elle protesta :
— J’aurais pu aller avec elle !
— Non, parce que cet exercice aurait pris des heures. Au lieu d’emballer vous vous seriez assises toutes les deux pour continuer à vous raconter vos aventures et moi je n’ai pas toute la journée à vous consacrer !
Lorenza n’eut pas l’impolitesse de lui demander ce qu’il avait de si urgent à faire puisqu’il était redevenu apparemment un simple citoyen de Florence. Elle en profita pour prendre des nouvelles de son médecin, Valeriano Campo, qui l’avait soignée avec tant de dévouement et de savoir-faire quand, repêchée dans la Seine par Thomas, elle avait failli mourir chez Mme de Verneuil.
— Naturellement, j’espérais l’emmener mais il a fait une chute de cheval et s’est fracturé une jambe, ce qui m’a permis de constater que s’il est un merveilleux médecin, il fait un malade effroyable parce qu’il ne décolère pas. Il a juré de me rejoindre dès que ce sera possible...
— J’en serais heureuse car je lui dois énormément.
Enfin Bibiena fut prête et l’on prit le chemin de l’hôtel d’Angoulême. Etant donné les dimensions de ce petit palais, Lorenza ne doutait pas que la duchesse acceptât de voir ainsi s’augmenter le personnel de son invitée. Elle n’y prêterait sans doute même pas attention.