Elle fut cependant contente de l’accueil que Mme d’Angoulême réserva à sa nourrice, lui faisant même donner une chambre voisine de la sienne. La jeune Guillemette en conçut d’abord un dépit qui ne dura guère. La bonne humeur de la grosse Florentine était communicative.
Avant de quitter Lorenza, Giovanetti lui promit de se rendre à l’Hôtel-Dieu afin de se renseigner sur ce qu’il était advenu de l’enfant de Jacqueline d’Escoman dont on ne savait rien, hormis qu’il s’agissait d’un garçon. Il était d’usage d’épingler leur prénom sur ces pauvres petits mais on ignorait son âge et aussi quand avait eu lieu l’exposition sur le Pont-Neuf.
— Cela doit être assez récent, commenta Mme d’Angoulême qui, naturellement, s'intéressait à l’incident. Les scrupules de cette malheureuse ont dû alerter ces gens, et elle a certainement été suivie...
— Mais que fait-on de ces bambins ? S’inquiéta Lorenza.
— S’ils ne sont plus des nourrissons on les confie à l’hôpital de la Trinité qui porte depuis quelques années le nom d’Hospice des Enfants bleus parce qu’on les habille de cette couleur - garçons ou filles. On les élève dans la crainte de Dieu et on leur apprend un métier... à moins que, sur le pont même, ils ne soient récupérés par les truands des cours des miracles pour en faire des chenapans !... ou des estropiés propres à attirer la compassion des bonnes gens.
— Quelle horreur ! s’indigna Lorenza. Je vais avec vous !
— Il n’en est pas question ! Intima la duchesse. Si cette Escoman était espionnée, on ne vous a que trop vue avec elle. Et devant le Louvre par-dessus le marché ! En revanche, je veux aller avec vous, Excellence !
— Oh, vous feriez cela ? dit Lorenza, émue.
— Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois et on me connaît à l’hospice ! Restez tranquille, vous vous êtes suffisamment compromise pour aujourd’hui !
Prenant Giovanetti par le bras, la duchesse l’entraîna au-dehors à une allure qui faisait grand honneur à ses jambes de soixante-douze ans. Lorenza remonta avec Bibiena afin de pouvoir bavarder loin des oreilles de la domesticité même si l’usage du toscan élevait déjà une barrière contre la curiosité.
— Ainsi, remarqua l’ancienne nourrice, vous voilà promue dame de la Reine ? C’est à n’y pas croire ! Elle vous a détestée dès qu'elle vous a vue !
— Rassure-toi, c'est toujours le cas ! Seulement elle ne pouvait pas faire autrement : depuis des siècles, les dames de Courcy ont une sorte de droit d’entrée dans ce cercle très fermé que sont les dames de la Reine. Quand j’arrive chez elle, le matin, elle répond à ma révérence par un signe de tête et ne m’adresse jamais la parole. Dans un sens, c’est une bonne chose : selon ce qu’elle dirait, j’aurais peut-être quelque peine à retenir une insolence et je ne veux pas risquer de la brouiller avec mes beaux-parents, le baron Hubert et la comtesse Clarisse.
— Comment sont-ils ?
— Merveilleux ! Et je les adore !
— Et... le mari ?
— Lui?... Je l’aime, Bibiena! Autant qu’il est possible d’aimer !
Les yeux sombres venaient de s'illuminer et la jeune femme rosissait. Bibiena n'insista pas, se promettant seulement de prier dorénavant pour Thomas. Mais soudain, une idée lui traversa l’esprit.
— Et votre tante ? Qu’est-elle devenue ?
Radieux l’instant précédent, le visage de Lorenza se ferma.
— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir !
Ce n’était pas tout à fait vrai. Le jour de sa prise de fonction, elle s’était demandé, non sans inquiétude, comment elle réagirait en se retrouvant en face d’Honoria, mais ne l’ayant aperçue nulle part elle s’était prudemment gardée de poser la moindre question. Elle souhaitait, au fond, que cette mégère avide eût repris le chemin de Florence afin d’essayer de récupérer ce qu’il restait encore là-bas de la fortune des Davanzati dont le testament de Francesco, le père de Lorenza, lui avait accordé une infime partie.
— Je ne suis pas sûre que vous ayez raison. Il est toujours salutaire de savoir à quoi s’en tenir sur ses ennemis. Et on peut dire que celle-là en est une. Et acharnée !... Mais vous avez dû voir la Galigaï ?
— Tous les matins quand elle vient coiffer la Reine et l’aider à choisir ses atours de la journée, après quoi elle réintègre sa tanière.
— Sans parler à personne ?
— A la Reine et aussi aux divers fournisseurs : tailleurs, gantiers, chausseurs, parfumeurs et tutti quanti... mais à aucune des dames. Parfois, on la voit surgir avec son voile noir : elle ne le retrousse que juste ce qu’il faut pour ne pas gêner son travail puis le laisse retomber. C’est un oiseau nocturne car c’est, paraît-il, après le coucher de la Reine qu'elle vient s’entretenir avec elle.
— Et le Roi alors ? Il n’est pas là ?
— Pas toujours ! Il est assez souvent absent ces temps-ci. De toute manière, sa venue chasse la Galigaï.
Le bruit des roues d’un carrosse franchissant le porche attira Lorenza à la fenêtre : il ramenait la duchesse mais pas Giovanetti. En revanche, un laquais prit dans ses bras un petit garçon blond de quatre ou cinq ans, mal vêtu de haillons, dont la frimousse pâle et les traits tirés d’enfant chichement nourri fendirent le cœur de Lorenza.
— Viens avec moi ! dit-elle à Bibiena. Je crois que tu vas avoir de quoi t’occuper !
Ramassant ses jupes, Lorenza s’élança dans l’escalier qu’elle descendit en courant.
— C’est lui ? demanda-t-elle.
— Aucun doute ! répondit Mme d’Angoulême. Il était encore à l’Hôtel-Dieu, sa mère l’ayant déposé sur le pont hier dans la journée. En tout cas, s’il venait tout droit de chez sa nourrice, il n’y a pas lieu de la féliciter ! Il n’a que la peau sur les os, le pauvre petit.
— On ne lui a donc rien donné à l’Hôtel-Dieu ?
— Si, mais ce n’était sûrement pas suffisant. Votre Bibiena pourra s’en occuper. Je vais donner les ordres pour qu’on lui porte tout ce dont elle aura besoin.
— Comment vous remercier, Madame la duchesse ?
— Laissez, laissez ! Et regardez : ils se sont déjà adoptés mutuellement !
En effet, l’enfant se nichait dans le giron de la grosse femme avec un soupir de bonheur qui lui fit venir les larmes aux yeux.
— On va bien le soigner, assura-t-elle.
Mais l’attention de tous se détournait : suivi de sa sœur qui s'efforçait de le calmer, le baron Hubert effectuait l’une de ces entrées fracassantes dont il était coutumier quand il était en colère et, cette fois, il soufflait le feu par les naseaux.
Son regard tomba sur sa belle-fille :
— Ah, vous êtes là, Lorie ? Je vous croyais au palais. Mais vous pourriez peut-être me dire où est le Roi ?
— Non. Je n’ai pas pris mon service au Louvre ce matin. Aussi...
— Et vous, Madame la duchesse ?
— Vous ne devez pas ignorer que depuis la fuite des jeunes Condé, je ne suis plus persona grata sauf en présence du Roi. Mais dans quel état vous voilà ! D’où sortez-vous ?
— De chez moi où j’étais allé inspecter mes travaux. En repartant, ce Conchine de malheur fanfaronnant au milieu de sa bande de rustres a osé se moquer de moi. Je n’ai pas manqué de dégainer aussitôt mais l’arrivée de deux archers les a mis en fuite ! Et vous ne devinerez jamais quel jeune misérable était avec lui et a fait chorus ? Par tous les diables de l’enfer, je les étriperai tous les deux ! Fulmina-t-il si fort que l’enfant, effrayé, se mit à pleurer. Qui est ce petit ? Il ne semble pas très gaillard !