— Père, intervint Lorenza avec douceur, ne vous laissez-vous pas emporter par votre douleur d’avoir perdu le Roi ?
— C’est possible car elle m’étouffe ! On l’a froidement, méticuleusement assassiné sous nos yeux et nous n’avons pas réagi...
— Vous êtes injuste envers vous-même ! Durant des jours, vous avez traqué l’assassin. Cette pauvre d’Escoman a tenté elle aussi, avec ses maigres moyens et au risque de sa vie, de prévenir, de détourner le coup qu’elle sentait venir...
— Et les autres ? Tous les autres ? On se repaissait des prédictions mauvaises, on les colportait à l’envi ! Et moi... moi qui n’ai pas fait assez, qui aurais dû être à ses côtés pour lui offrir un rempart de ma carcasse ! Mais il était coincé entre cet imbécile de Montbazon et ce démon d’Epernon ! Et maintenant, le voilà au tombeau ! Le peuple ne s’y trompe pas qui ne cesse de hurler sa douleur !
— D’autant plus fort qu’un remords s’y mêle pour l'avoir critiqué, pour avoir trop écouté les méchants bruits ! murmura la duchesse Diane. Mon pauvre ami, vous n’y pouvez plus rien !
— Et c’est ce dont j’enrage ! C’est le jeune Louis qu’à présent je voudrais protéger...
— Dans l’immédiat, il ne craint rien, dit Clarisse.
Il faut qu’il soit sacré afin d’accroître la puissance de la grosse. Ensuite, nous verrons ce que nous pourrons faire avec l'aide de Dieu !
— Elle a raison, reprit la duchesse. Vous et Lorenza avez toujours vos entrées à la Cour, ce que je n’ai plus maintenant que ma nièce a cessé d’être un danger pour celle qu’on est bien obligés d’appeler la Régente !... Et surtout, gardons confiance en Dieu !
Hubert de Courcy renifla trois ou quatre fois.
— Sans doute, sans doute ! Mais le Seigneur me donnerait plutôt l’impression de nous préférer les Habsbourg, qu’ils soient de Madrid ou de Prague12. Fort heureusement, l’Empereur collectionne les alchimistes, les objets rares et les idées fumeuses. Quant à Philippe III, il n’a pas hérité de l’intelligence implacable de Philippe II ni de ses vues politiques. Après tout, probablement avez-vous raison. Le regard de Dieu ne s’est peut-être détourné de nous que momentanément...
Lorsque Lorenza se rendit au Louvre le lendemain matin afin d’y prendre son « service », elle put constater, sans trop d’étonnement, que le drame qui venait de se jouer n’était plus à l’ordre du jour. Certes, le vieux palais était toujours drapé des funèbres tentures de la mort mais on y respirait un air nettement plus allègre. De même que si la Reine ne quittait pas sa noire vêture de veuve - qui selon Concini seyait à sa blondeur ! -, elle résistait de moins en moins à l’attrait des innombrables bijoux que recelaient ses cassettes, se bornant seulement à éliminer les couleurs. Autrement dit, perles et diamants prenaient de plus en plus de place !
Peu de temps sans doute s’écoulerait avant que ne se fassent entendre les violons de ses chers ballets ! Tant que le corps du Roi occupait le palais, le poids de sa présence se faisait sentir mais le bouillant Béarnais avait rejoint ceux qui, avant lui, avaient porté la couronne aux fleurs de lys et emporté avec lui sa puissante vitalité ainsi que ses rêves, ses projets, son génie qui tenaient à distance l'Espagnol et les archiducs aux dents longues et avaient rendu la paix et la prospérité à un pays déchiré par les guerres de Religion. Enfin, son rire tellement communicatif s’était éteint ! Personne ne savait rire comme lui !
A sa grande surprise, en arrivant chez Sa Majesté, Lorenza apprit d’une des femmes de chambre que Madame la Régente donnait audience dans le cabinet du Roi et que ses dames se groupaient dans l’antichambre.
— Le cabinet du Roi ? S’étonna-t-elle. Est-ce l’usage ?
— Que ce le soit ou non est de peu d’importance puisqu’elle en a décidé ainsi, rétorqua l’autre non sans insolence.
— N’avons-nous pas un roi pour lequel le garder ?
— Ce gamin ? Il n’est pas près de s’y installer. Si même il y parvient un jour ! Il n’aime que jouer avec ses petits soldats et faire des gâteaux ! Il est idiot !
— Faire des gâteaux ?
— Eh oui ! Ricana la femme. Cela fera au moins un bon pâtissier à défaut du souverain qu’il ne sera jamais capable d’être !
Le dédain au bord des lèvres, Mme de Courcy la toisa.
— J’aimerais savoir d’où vous tirez cette belle assurance ? La régente de France aurait-elle l’intention de recruter ses conseillers dans la valetaille ?
Et, avec un haussement d’épaules, elle passa son chemin pour rejoindre les autres dames. L’impression pénible ressentie dès son entrée au Louvre se confirmait. Ce que venait de lui dire cette servante renvoyait un écho sinistre aux prophéties pessimistes du baron Hubert. Ayant beaucoup lu dans la bibliothèque de Courcy, elle savait qu’il avait existé jadis en France ces rois fainéants rendus à moitié abrutis par l’inaction, les conseils pernicieux et un entourage pervers. Le pouvoir était exercé par un maire du Palais préoccupé le plus souvent de sa propre fortune plutôt que de celle du royaume. C’était cet avenir, apparemment, que l’on réservait au fils de l’homme exceptionnel - jusque dans ses passions charnelles - qu’avait été le Béarnais !
En arrivant dans l’antichambre où se trouvaient ses « consœurs », mêlées cette fois à plusieurs gentilshommes, pour le plus grand plaisir des filles d’honneur, son regard croisa celui, amusé, de la princesse de Conti qui se rapprocha d’elle.
— Eh bien ? Dites-moi ? Voilà du nouveau, il me semble ? Et de l’inattendu ! Qu’en pensez-vous ? ajouta-t-elle en faisant glisser la fin de son sourire à Bassompierre assailli par une demi-douzaine de filles d’honneur.
— Je n’ai pas encore eu le temps d’en penser quoi que ce soit, répondit Lorenza. Où est la Reine ?
— Là-dedans ! répondit la princesse d’un mouvement du menton en désignant la double porte gardée par les Suisses. Mais c’est Madame la Régente qu’il faut dire, ma chère ! Elle vient de recevoir l’ambassadeur d’Espagne et maintenant c’est celui des Pays-Bas qui s’entretient avec elle !
— Mon Dieu !
— Oui, n’est-ce pas ?
A ce moment, la double porte s'ouvrit devant Marie de Médicis suivie du diplomate en question... Plus imposante que jamais, aussi raide que si elle portait la couronne royale et non un léger diadème sur son voile, elle s’avança seulement de deux pas tandis que son regard survolait l’assemblée pliée dans ses révérences avant de s’arrêter sur Lorenza qu’elle interpella.
— Madame de Courcy ! Venez ici !
Le ton n’avait rien d’aimable. Cependant la jeune femme sortit des rangs, déjà sur ses gardes.
— Que désire Votre Majesté ? fit-elle en se courbant de nouveau.
— Vous mettre au fait de ce que nous vient d’apprendre l’envoyé de l’archiduc Albert que voici. Vous seriez en peine de votre époux ?
— En effet, Madame. Détaché des chevau-légers ainsi que M. de Bois-Tracy pour accompagner M. de Praslin à Bruxelles sur l’ordre du défunt roi Henri, il n’est pas encore revenu !
La petite bouche de Marie s'arqua en un méchant sourire.
— Eh bien, ces messieurs ne sont pas près de revenir!...
Avant de poursuivre, elle prit un temps que la jeune femme ne supporta pas.
— Je demande pardon à Votre Majesté ?...
— Disons qu'ils reçoivent le juste châtiment de qui se met dans une mauvaise affaire !
— Une mauvaise affaire ? Une mission confiée par le Roi ? riposta-t-elle, le cœur serré.
— Disons une mauvaise mission, si vous préférez ! Comment appeler autrement une tentative d’enlèvement de la princesse de Condé dans le palais même des Archiducs ?
— Le baron de Courcy comme le vicomte de Bois-Tracy n’ont jamais agi que sur ordre d’un chef ! Ils devaient accompagner M. de Praslin qui les commandait...