Bien que les fiancés eussent souhaité une cérémonie simple et que l’on eût convenu de n’inviter que les proches, il suffit à Lorenza d’un regard rapide sur la table préparée pour le festin pour constater que les convives seraient nombreux. Comme elle s’en étonnait auprès de la comtesse Clarisse, celle-ci lui répondit, gaiement, qu’on n’avait invité que les amis, c’est-à-dire les châtelains des environs que l’on connaissait depuis toujours à la seule exception des gens de Verneuil qui étaient d’acquisition récente et à qui son frère - et elle-même d’ailleurs ! -ne pardonnait pas l’offensante désinvolture avec laquelle on avait « déménagé » Lorenza.
— Et s’il n’y avait pas eu que les amis, ils auraient été combien ?
— Environ deux mille personnes au nombre desquelles sont les cousins qu’on ne voit jamais, la famille immédiate se réduisant à mon beau-frère, le marquis de Royancourt avec qui je suis brouillée. Je peux vous préciser que le chiffre eût été dépassé si nous avions reçu nos chers souverains et la Cour ! Vous voyez : nous serons dans l’intimité ! conclut-elle avec un regard satisfait sur la centaine de couverts sagement alignés. Evidemment, il y en aura au moins autant dans les granges où viendront festoyer et danser les villageois de Courcy. On y a allumé des braseros depuis hier soir et il vous faudra aller trinquer avec eux !
— Ce sera avec plaisir mais je voudrais savoir... est-ce que ce sera comme à Chantilly ?
— Vous voulez rire ? Il n’y avait même pas les proches et nos paysans seront bien mieux servis que nous ne l’avons été ! On est avare ou on ne l’est pas ! Et nous sommes les Courcy, que diable !
Il y eut pourtant, dans l’après-midi - le mariage devait avoir lieu à la nuit close ! -, un léger moment d’affolement quand le duc de Bellegarde fit son apparition avec un petit groupe de gentilshommes. Envoyé par le Roi qui, le matin même, pensait venir surprendre ses fidèles Courcy et conduire la mariée à l’autel, il était chargé de remettre un présent au futur couple - une paire d’aiguières de vermeil et de cristal ornées d’améthystes, de quatre roses et de petits diamants - et de remplacer le souverain dans le rôle qu’il espérait assumer lui-même, ce qui eût été un fort grand honneur mais eût obligé le baron Hubert à un exercice de diplomatie. Celui qui devait figurer le père de la mariée était en effet le vieux Montmorency et on le savait susceptible. Mais la Providence errait décidément du côté de Courcy. Au lieu de se vexer, le Connétable poussa un soupir de soulagement : une sournoise crise de sciatique s’était emparée de sa jambe droite - la meilleure des deux ! - et la perspective de la marche à l’autel le tourmentait d’avance !
Ce fut donc la main sur celle du Grand Ecuyer de France, somptueusement accommodé de drap d’or, de velours noir et de martre sous le collier de l’ordre du Saint-Esprit, que Lorenza fit son entrée dans la chapelle du château illuminée de plusieurs centaines de cierges et fleurie de lys, les mêmes qui se reproduisaient en perles et en fil d’or sur le brocart irisé de sa robe. Des perles encore mais semées de diamants sur la haute collerette de fine dentelle semblable au voile retenu par la petite couronne reçue le matin même. Aucun bijou ne coupait la ligne gracieuse de son cou orné de longues girandoles assorties à la couronne.
Elle irradiait la lumière, si différente de la mariée désespérée de l’an passé que Bellegarde, cependant blasé, mit un genou en terre pour recevoir la main qu’il allait guider et s'exclama :
— Par tous les anges du paradis, Madame, dites-moi que vous êtes l’un d’eux et je vous croirai ! Jamais mes yeux n’ont contemplé beauté plus rayonnante que la vôtre !
— C’est peut-être parce que je suis heureuse, Monsieur le Grand. Tout simplement !
Les mots étaient venus spontanément et Lorenza les découvrit en même temps qu’elle les pensait en dépit des menaces de la veille. Parce qu'elle était persuadée que rien ne pouvait l’atteindre, protégée comme elle l’était par ce château, l’affection de ses habitants et l’amour qu’exprimaient si clairement le regard et le sourire de Thomas qui, à présent, la regardait venir à lui au son triomphal de l’orgue et des violons. Et c’est de tout son cœur qu'elle lui jura amour et fidélité jusqu’à ce que la mort les sépare.
C’était un sentiment nouveau pour elle, différent de ce qu'elle avait éprouvé pour Vittorio, cet élan joyeux encore un peu enfantin venu soudain sur un air de danse et qui s'était dissous aussi vite. Plus encore de l’attirance charnelle ressentie pour Antoine de Sarrance quand leurs regards s’étaient croisés. Avec lui, elle se fût sans doute laissé emporter par tous les excès, toutes les fureurs de la passion mais la froide cruauté, l’acharnement qu’il avait mis à réclamer sa mort avaient brisé le sortilège et c’était sans restriction aucune qu’elle se donnerait tout à l’heure à son époux, simplement heureuse, après tant de périls courus, de pouvoir lui offrir un corps vierge de toute souillure.
Quand il eut passé le lourd anneau d’or à son doigt, il baisa sa main avec une émotion qui le fit trembler. Alors, spontanément, elle lui offrit ses lèvres et ce fut, dans la chapelle, à la face de tous et sous leurs acclamations qu’ils échangèrent leur premier baiser d’époux...
Dans la cour du château, les paysans revêtus de leurs plus beaux habits ovationnèrent le jeune couple qui les rejoindrait tout à l’heure pour boire à leur santé dans la salle basse où ils allaient festoyer. La nuit de décembre était belle, claire et pleine d’étoiles comme en été et il ne faisait pas vraiment froid grâce peut-être aux pots à feu disposés un peu partout. Cependant, une main discrète avait posé une cape d’hermine sur les épaules de Lorenza au moment où, appuyée sur le bras de Thomas, elle quittait la chapelle. L’usage aurait voulu qu’ils se tinssent par la main mais, après leur baiser, Thomas, irradiant de bonheur, avait gardé celle de sa femme pour la glisser sous son bras et l’y maintenir d’un geste tendre. Une extraordinaire atmosphère de joie régnait sur Courcy et personne n’y échappa, sans même savoir pourquoi, y compris les moins gracieux des invités, ceux pour qui un mariage n’était qu’une corvée mondaine de plus !
On gagna, au son des violons, la vaste salle réchauffée à chaque extrémité par une haute cheminée sculptée où brûlaient des troncs d’arbres dont la senteur se mêlait à d’autres fort appétissantes. La table était somptueuse avec sa vaisselle d’or, ses verres d’épais cristal, ses fleurs et ses grands chandeliers à plusieurs branches.
Tout le monde était affamé et chacun y prit place avec satisfaction.
— Seigneur ! s’exclama la duchesse d’Angoulême, voilà ce que j’appelle une noce ! On y respire le bonheur. Cela n’a rien de comparable avec celle que nous avons vécue à Chantilly il y a quelques mois. Notre pauvre Charlotte, bien belle cependant, aurait mérité mieux !
— Je n’ai pas de vaisselle d’or, moi ! grogna le Connétable en jetant un coup d’œil furieux à sa belle-sœur, qui ne fit qu’en rire.
— Evidemment que si, vous en avez ! Seulement vous n’avez pas voulu la sortir surtout pour un gendre aussi gueux que Condé ! Je vous comprends d’ailleurs ! Le pire étant, dans tout cela, que la chère enfant n’a aucune chance d’être heureuse !
— Il est certain, dit Mme de Royancourt, qu’elle l’eût été bien davantage avec ce charmant Bassompierre ! Son plus grand malheur est que le Roi se soit pris pour elle d’un furieux amour ! A propos, où en est le roman ? Pour ce que j’en sais, à la dernière Saint-Hubert, Henri serait allé jusqu’au château de Muret, près de Soissons, déguisé en valet de chien avec un emplâtre sur l’œil en espérant que l’autre serait suffisant pour pouvoir adorer sa bien-aimée !