— Eh bien, chère comtesse, vous avez du retard ! déclara Bellegarde. Il y a quelques jours, le 27 du mois dernier, M. le Prince a fait monter sa femme en voiture sous le prétexte d'une promenade et lui a fait franchir la frontière à Landrecies. Ils sont à ce jour aux Pays-Bas où ce jeune imbécile a demandé la protection de l'archiduc Albert et de l’infante Isabelle-Claire-Eugénie, son épouse...
— Il a cherché refuge chez l’ennemi ? s’indigna Thomas. Lui, prince français ? Mais c’est de la haute trahison!
— Pas le moindre doute là-dessus ! Ronchonna Montmorency ! Ce jeune drôle a aussi eu le front de m’écrire pour s’excuser d’être parti sans m’avoir dit au revoir ! Que dit le Roi, Bellegarde ?
— Il est à moitié fou de colère et de douleur. Lui aussi a reçu une lettre. Condé y proteste de sa loyauté mais déclare qu’il a pris la clef des champs pour sauver son honneur et sa vie ! Vous imaginez l'effet produit sur notre Sire qui a déjà envoyé des troupes aux frontières en vue de secourir les princes allemands... Si Sully et Villeroy ne cessaient de prêcher pour l’en empêcher, il aurait déjà mis le siège devant Bruxelles ! Nous sommes menacés d’une nouvelle guerre de Troie, Messieurs !
— Et comment réagit la nouvelle Hélène ?
— Elle est au moins aussi folle que son amoureux ! Elle ne cesse de l’appeler à son secours dans des lettres délirantes où elle jure qu’elle ne sera jamais qu’à lui !
La phrase, trop semblable à celle de la lettre que la présence de Thomas à ses côtés lui avait presque fait oublier, frappa Lorenza. Son mari le sentit, chercha sa main pour la garder fermement dans les siennes. Il lui sourit et l’impression pénible s’effaça.
— Or, reprit Bellegarde, attaquer les Pays-Bas, c’est attaquer l’Espagne, l’Empereur et même le pape, crime majeur pour un pays aux trois quarts catholique. Le nonce Ubaldini et l’ambassadeur de Venise, Antonio Foscari, multiplient les mises en garde mais le Roi leur oppose le droit des gens à disposer d’eux-mêmes, ce qui ne convainc personne, à commencer par la Reine qui n’est pas loin de se croire mariée à l’Antéchrist. Sans compter les prédictions qui pleuvent de tous côtés. Selon elles, le Roi ne devrait pas voir finir l’année 1610 dans laquelle nous entrons dans quelques jours !
Un véritable tumulte s’éleva autour des tables, chacun tenant à donner son avis personnel. Ce que voyant, le maître de maison se fit remettre une cuillère à potage en argent et tapa sur la table à coups redoublés tout en criant :
— Messieurs ! Messieurs !
Il finit par obtenir le silence.
— Navré de vous interrompre, clama-t-il, mais je tiens à vous rappeler que nous sommes réunis ce soir pour fêter le bonheur de deux jeunes époux et non pour tenir une réunion politique ! En outre, il y a des dames dont les délicates oreilles ne sont pas accoutumées au fracas des armes...
— Où allez-vous chercher ça ? murmura sa sœur. En ce qui me concerne, je devais encore être au berceau quand je l'ai entendu pour la première fois !
— Cela vous regarde ! Quant à moi, j’entends qu’ici, on ne rebatte pas les oreilles de Madame la duchesse d'Angoulême et de notre cher Connétable d’une affaire qui leur empoisonne l’existence depuis des mois et je vous propose de boire à leur santé ! Musique ! conclut-il en se tournant vers la tribune de l’orchestre.
On l’applaudit. Tout le monde se leva, verres en main, et l’on trinqua joyeusement avant de se consacrer au nouveau plat que l’on venait de servir : de superbes chapons farcis au foie gras, truffés, escortés de tout un assortiment de primeurs délicieuses accompagné d’un admirable vin de la Romanée qui avait les préférences du baron. Cette fois, l’atmosphère ne fut plus qu’à la fête. Le château tout entier bruissait de chansons, de rires et de musique. Un bal était prévu mais l’on porta tellement de « santé » aux jeunes mariés, au Roi, au Dauphin - la Reine ne semblait pas être très appréciée dans la nuit de Courcy ! - que les pas s'alourdissaient et que certains cherchaient un coin tranquille pour y entamer un petit somme.
Emmenée par Mme d’Angoulême et par la comtesse de Royancourt, Lorenza s’apprêtait à se retirer pour aller attendre son époux dans la chambre nuptiale quand un cavalier couvert de poussière que les valets n’eurent pas le temps d’annoncer pénétra en trombe dans la vaste salle, le chapeau à la main, en criant :
— Un message du Roi pour Monsieur le baron de Courcy !
C'était tellement inattendu qu’un silence s’abattit sur la longue tablée. Sans savoir pourquoi, Lorenza se mit à trembler tandis que Thomas, suivi de son père, rejoignait le nouveau venu.
— Un message du Roi, à cette heure ? S’étonna-t-il.
— J’exécute les ordres que l’on me donne, Monsieur, je ne les discute pas !
— Ce n’était pas un reproche. Voyons !
Brisant le cachet, il ouvrit la lettre dont le texte était bref : le Roi réclamait sa présence immédiate sans autre explication.
— Mais c’est impossible ! fit-il, soudain très malheureux. Sa Majesté sait que je me suis marié ce soir. Elle m’a même fait l’honneur...
— ... de m’envoyer moi, duc de Bellegarde et Grand Ecuyer de France, pour conduire la mariée à l’autel ! Intervint celui-ci avec hauteur. Qui vous a remis cette lettre ? Le Roi lui-même ?
— Non. M. de Bellecour qui est, je crois, de sa Chambre et m’a prié de me hâter. Moi je ne suis qu’un des courriers...
— Je le vois bien mais cela n’a aucun sens ! Attendez un moment !
Il prit Hubert par le bras pour l’attirer à l’écart.
— Que penses-tu de cela, baron ? Le Roi doit être devenu fou. Nous n'allons tout de même pas priver nos tourtereaux de leur nuit de noces ? Regarde ta belle-fille ! Elle est toute pâle et ses yeux sont pleins de larmes...
— D’autant que rien ne prouve que cet homme soit vraiment un émissaire royal ! Je vais faire en sorte de le neutraliser : on va le nourrir copieusement, l’abreuver en conséquence... puis on le laissera digérer dans un endroit adéquat...
—... et demain j'emmènerai Thomas à notre Sire ! Je veux tirer cette histoire au clair. Nous sommes entièrement d’accord !
Puis revenant au messager :
— Voilà votre mission accomplie, mon ami. Vous allez à présent reprendre des forces, un brin de repos et au lever du jour...
— Je dois ramener moi-même M. de Courcy ! Et sans attendre !
Peu patient de nature, Bellegarde prit feu :
— C’est ce qu’on va voir ! Voulez-vous mon sentiment, mon garçon ? Votre histoire ne tient pas debout et... Madame ?
Lorenza venait de s’élancer vers lui :
— Ne me demandez pas pourquoi, Monsieur le duc, mais je suis certaine qu’il s'agit d’un traquenard ! Si vous laissez cet homme emmener... mon époux, je ne le reverrai jamais !
— Diable ! Mais, ma parole, vous croyez ce que vous dites ?
— Moi aussi j’y crois, figure-toi ! Renchérit le baron Hubert. Ma belle-fille a reçu des menaces...
— Père ! Intervint Thomas. Ce message n’a peut-être rien à voir avec cette affaire et si le Roi ordonne...
— Admettons !... Mais je ne discerne pas ce qu’il pourrait avoir de si urgent à te communiquer. En outre, son messager - ou soi-disant - aura fait quelque mauvaise rencontre, non ? Conclusion, notre bon Roi attendra quelques heures !
— Après quoi, nous rentrerons de conserve à Paris - sans oublier l’émissaire que mon escorte se fera un plaisir de surveiller. Puis, quand Thomas saura ce qu'on lui voulait, je me ferai une joie de le ramener personnellement dans les bras de sa ravissante épouse ! A la santé de laquelle nous allons boire une dernière fois avant que les dames la conduisent vers le bonheur ! Nous escorterons Thomas vers elle dans un petit moment ! conclut Bellegarde.