Gratien applaudit vigoureusement quand le baron le mit au courant de sa décision. Lui aussi, en étrillant son maître, avait remarqué la peau grise, et les légères boursouflures des blessures. La joie que Thomas n’avait pu cacher en repartant vers une autre vie lui avait rendu des forces qui l’abandonnaient à présent même s’il s’efforçait de n’en laisser rien voir. Le carrosse, au fond, était une bonne chose car, sans doute, n’aurait-il pas pu continuer la route à cheval.
— Cette brute de Blaise l’a peut-être recueilli mais il s’est payé sur la bête en le faisant travailler comme un galérien et en le nourrissant le moins possible ! Si Monsieur le baron avait tardé, je ne sais pas si on l’aurait retrouvé vivant ! déclara-t-il.
— Tu as sûrement raison ! Ce que je comprends difficilement, c’est la fille. Elle avait l’air de l’aimer et même ils devaient s’épouser !
— Elle l’a peut-être aidé à subsister en cachette de son père ? Ça lui ressemblerait assez ! Les épouseurs ne doivent pas se bousculer dans cette ferme boueuse !
Quand la voiture s’arrêta devant la maison du médecin, Thomas somnolait, mais quand il voulut mettre pied à terre, ses jambes se dérobèrent sous lui et il serait tombé si son père et Gratien ne l’avaient soutenu. Sa figure était devenue rouge brique, il se mit à tousser et s’en excusa.
— J’ai dû trop dormir ! Maître Blaise disait...
— Si tu prononces encore une fois ce nom devant moi, je t’assomme ! Il ne méritait pas l’or que je lui ai donné car il t’a exploité honteusement et il était temps que j’y mette le holà!
— Où sommes-nous ? demanda Thomas en regardant autour de lui la rue bordée, d’un côté, par un jardin et les bâtiments d’une abbaye et, de l’autre, par quelques maisons de belle apparence accolées les unes aux autres.
— A Senlis, chez le docteur Chancelier, le meilleur que je connaisse. Tu as grand besoin d’être soigné, mon garçon. Si je te ramène à Courcy tel que te voilà, ta tante et ta femme tomberaient en syncope en te voyant.
— Mais je...
— Plus un mot ! Voici d’ailleurs le médecin !
En effet, un homme d’une cinquantaine d’années, de taille élevée et corpulent, sortait de la maison dont une servante lui ouvrait la porte en lui tendant un sac de cuir noir. Il s'immobilisa à la vue de l’attelage et de son escorte mais Hubert grimpait déjà les marches.
— Je vous salue, docteur Chancelier. Vous souvenez-vous de moi ?
— Monsieur le baron de Courcy ? fit le praticien avec un large sourire. Ne savez-vous pas que vous êtes inoubliable? Que puis-je pour vous ?
— Rien, comme vous le voyez, mais beaucoup pour mon fils Thomas que voici !
Les yeux de Chancelier se rétrécirent sous ses sourcils froncés.
— Je vois ! Hum... Je vois ! Montez-le dans mon cabinet. Godeliève va vous montrer le chemin et je vais l’examiner. Que lui est-il arrivé ? S’enquit-il en remontant le perron en compagnie d’Hubert.
On le lui expliqua avec force détails et, un quart d’heure plus tard, Thomas était installé dans l’une des chambres que le médecin gardait à la disposition des malades incapables de se soigner seuls et qu’il refusait de confier à l’hospice de la ville. Après quoi, il s’y enferma avec lui.
Quand il en sortit, une demi-heure plus tard environ, et alla rejoindre le baron qui tournait en rond dans son cabinet, il était visiblement soucieux.
— Alors ? demanda Hubert. C’est inquiétant ?
— Oui... et non. Il est jeune et solidement bâti sinon il ne serait peut-être plus de ce monde. Les blessures se sont réinfectées à cause de la saleté dans laquelle il a vécu. Celle de l’épaule est douloureuse parce qu’il a une clavicule cassée et qu’on ne lui a pas donné le temps de se ressouder avant de le faire travailler. Il lui a d’ailleurs fallu un rude courage pour se servir de son bras dans de telles conditions...
— Si vous l’aviez vu quand je l’ai trouvé : sale à faire peur...
— Je vous crois volontiers parce que le nettoyage a été hâtif mais Godeliève s’en occupe. La blessure à la tête s’est infectée pour la même raison et cela sur un organisme affaibli par la perte de sang et une nourriture trop insuffisante... Mais il faudrait savoir jusqu’à quel point le cerveau a été atteint !
— D’où l’absence de mémoire ? Ce qui est bizarre, c’est qu’il n’a rien oublié des gestes de sa vie quotidienne : monter à cheval, manier une épée. Il m’a dit aussi qu’il savait encore lire, compter, mais les souvenirs antérieurs à sa baignade dans l’Escaut semblent avoir fondu dedans. Ils ne vont pas au-delà de l’instant où on l’a repêché... Et cet abruti de croquant qui ne voyait rien, qui l’obligeait à travailler comme un bœuf et qui projetait de le marier à sa fille...
— Il ne serait pas allé plus loin que la fin de l’année. Aussi je pense que vous ne serez pas surpris par mon intention de le garder chez moi quelque temps. Je veux pouvoir le suivre de près et je ne peux pas aller m’installer chez vous parce j’ai d’autres malades. Courcy n’est pas si loin et vous reviendrez quand vous voudrez !
Très déçu parce qu’il comprenait qu’il allait devoir repartir seul, le baron demanda :
— Vous pensez pouvoir le guérir ?
— Si je parviens à le convaincre de garder le lit pendant un temps raisonnable, et avec l’aide de l’herbarium de l’abbaye d’en face, j’en réponds !
— Et sa mémoire ?
— Ça, c’est une autre histoire. Elle peut lui revenir d’un moment à l’autre ou jamais ! Mais, petit à petit, vous lui réapprendrez ce qu’il aura perdu.
— En dehors de cela, qu’est-ce qui peut lui rappeler les souvenirs effacés ?
— Vous m’en demandez beaucoup ! Un choc physique... ou peut-être émotionnel. On sait peu de choses sinon sur la façon dont fonctionne le cerveau humain. Il est marié, m’avez-vous dit ?
— Oui et très amoureux de sa femme qui est plus que belle et qui lui rend son amour. Je vais avoir du mal à l’empêcher de venir le rejoindre !
— Ce pourrait être la meilleure thérapie mais je ne veux pas la voir ici jusqu’à ce que je l’autorise... Il est fiévreux et la température risque de monter encore plus. Ce qui, en temps voulu, pourrait être un remède serait actuellement dangereux. En revanche, je vous demanderai de me laisser son valet !
— C’est trop naturel et je paierai leur pension à tous les deux.
— Ne vous souciez pas de cela. Et si vous voulez dormir ici, j’ai une chambre vacante...
— Je vous remercie mais j’ai tout mon monde à caser et je vais rejoindre l’Hostellerie de la Reine Anne19 dont j’ai gardé un excellent souvenir. Je passerai demain avant de repartir.
Si agréable que fût l’auberge en question, il n’en obtint pas moins une fort mauvaise nuit traversée de cauchemars et d’envies de retourner à Condé administrer à ce bouseux de Blaise la raclée qu’il méritait beaucoup plus que des écus. Et il ne retrouva la paix qu’en se jurant, si Chancelier ne sauvait pas Thomas, de refaire le voyage pour pendre le bonhomme au premier arbre de la forêt voisine mais en abandonnant l’or à la pauvre fille qui avait aimé son fils et l’avait aidé à survivre.
Quand il revint chez le docteur, au matin, celui-ci le rassura un peu. Compte tenu de la fièvre qui ne baissait pas, le malade avait relativement bien dormi. De toute évidence, son corps épuisé avait le plus grand besoin de repos.