Ils étaient toujours gais d’ailleurs et les conversations avec eux se ressentaient de leur joie de vivre. Et si, après le souper, ils consacraient volontiers une heure ou deux à la vie en société, il devenait peu à peu évident au trouble soudain de Lorenza sous le regard ardent de son mari, à leurs mains qui n’osaient pas se joindre, qu’ils mouraient d’envie de retourner à leur solitude.
— J’ai l’impression qu’ils font ça en riant, émit un jour le baron qui, de nuit, s’était aventuré pieds nus jusqu’à leur porte et avait entendu le rire sonore de son fils.
— Laissez-les donc tranquilles ! Lui conseilla Clarisse qui s’amusait franchement. Rien n’est plus agaçant que les sombres passions où les amants ne se prennent pas au sérieux mais au tragique. Ces deux-là sont transfigurés par leur amour. La beauté de Lorenza est devenue éblouissante, vous ne trouvez pas ?
— Sans aucun doute... et c’est un bien joli spectacle ! Mais au train où ils y vont, ils devraient au moins nous fabriquer des jumeaux. Si ce n’est plus !
— Un unique exemplaire devrait suffire et, en ce qui me concerne, je prie pour qu’elle soit enceinte quand Thomas regagnera son régiment. Ce qui ne saurait tarder, hélas ! Lorie - Thomas, tendrement, avait ainsi rebaptisé sa femme ! - serait moins triste si...
—... elle a des nausées tous les matins et prend en dégoût la moitié de ce qu’on lui servira ! Ça doit être distrayant, en effet !
— Oh ! Vous êtes insupportable ! Et surtout, vous ne savez pas ce que vous voulez !
— Etre grand-père, évidemment ! Mais elle est si ravissante ! Ce serait dommage que cela l’abîme !
— On y veillera ! Soyez rassuré ! Mais vous aurez votre rôle à jouer.
— Moi ? Vous voulez que je...
— Non je ne veux pas que vous... Grâce à Dieu, vous ne ressemblez pas au vieux Sarrance ! Mais l’entente de ces deux-là n’est pas uniquement bâtie sur un exceptionnel accord sensuel mais aussi intellectuel. Ils parlent d’un tas de choses ensemble.
— Comment le savez-vous ? Vous écoutez aux portes maintenant ?
— Tout comme vous, cher frère, tout comme vous ! Ils ont à peu près les mêmes goûts, une culture supérieure et un égal sens de l’humour. Ils aiment la nature, le grand air...
— Ils ne sortent pas souvent !
— Ils savent que leur temps d’intimité leur est compté, qu’il va bientôt falloir se séparer et c’est on ne peut plus normal ! Ajoutez à cela qu’ils détestent également la vie de Cour !
— Pour aimer ça, il faut apprécier le martyre ! Quoique, avec notre joyeux Henri, elle soit à peu près supportable !
— On voit que vous ne la fréquentez pas en ce moment! D’après la duchesse Diane, la fuite aux Pays-Bas de Condé le rend enragé. Il ne parle que de lever une armée pour aller récupérer Charlotte. Il expédie lettre sur lettre à l’archiduc Albert et, entre-temps, il augmente les impôts et interdit les duels sous peine d’y laisser la tête !
— Pas moins ? Qu’est-ce qui lui prend ?
— Il dit que cet exercice décime sa noblesse et qu’il vaut beaucoup mieux que tout ce petit monde aille se faire tuer sous Bruxelles au lieu de s'étriper bêtement pour un coup d’œil de travers ! Et je ne vous parle pas du ménage royal !
— La grosse Marie vient pourtant de lui donner une nouvelle fille...
— Une petite Henriette mignonne à croquer à ce qu’il paraît ! Il l’a dorlotée, baisotée et câlinée pendant deux jours, après quoi il l’a renvoyée à Saint-Germain rejoindre le reste de la marmaille ! Remarquez, cela n’a fait ni chaud ni froid à la génitrice qui n’aime, parmi ses enfants, que le petit duc d’Anjou, mais Henri l’a expédié dans le même carrosse que la nouvelle-née et elle enrage. D’autant plus qu’il a fait revenir le Dauphin qu’elle n’aime pas. Il est vrai qu’à bientôt neuf ans, il devrait commencer son apprentissage de futur roi !
— Eh bien ! J’espère que l’on va oublier encore nos amoureux un moment !
Deux jours ! Pas un de plus.
Le troisième, le temps s’était radouci, la neige avait fondu et même les chemins redevenaient praticables. Vers midi, un cavalier embouqua l’entrée du château et sauta directement sur les marches du perron. C'était l’un des camarades de Thomas, Henri de Bois-Tracy, qui était aussi son meilleur ami depuis qu’Antoine de Sarrance était devenu un ennemi. Il avait d’ailleurs assisté au mariage.
De taille moins élevée que Thomas, il avait une figure fine, allongée par une barbiche en pointe, des yeux bruns et vifs, une bouche spirituelle ornée de belles dents, une silhouette élégante qu’il voulait toujours à la dernière mode et le pied sensible : quiconque marchait dessus se retrouvait presque instantanément l’épée à la main en face de la sienne qui était redoutable. A part cela, le plus joyeux garçon de la terre !
Comme on allait passer à table, son couvert fut mis d’autant plus vite qu’il faisait partie des habitués de la maison, et il se retrouva bientôt le verre à la main à rafraîchir son gosier sec.
— Notre colonel, M. le comte de Sainte-Foy, m’envoie te chercher, déclara-t-il à Thomas. Le Roi a besoin de toi !
— Encore ?
— Oui, mais cette fois c’est vrai. C’est la raison pour laquelle j’ai été choisi...
— Qu’est-il advenu du messager de l’autre soir ? demanda le baron.
— Il est mort, Monsieur. On l’a retrouvé empoisonné dans sa prison. Sans doute pour lui éviter la question, ce qui fait que l’on ne saura jamais qui l’a envoyé.
— Tu sais où je vais ?
— Tu peux dire où nous allons parce que j'y vais aussi. On va escorter un de nos anciens chefs, le marquis de Praslin, porteur d’une lettre confidentielle à l'archiduc Albert que Praslin a déjà rencontré. Outre ses qualités militaires, c’est un diplomate...
— C’en est un, en effet, acquiesça le baron Hubert. Je le connais un peu et je crois deviner l’objet de ses démarches à Bruxelles : essayer de convaincre l’Altesse impériale de laisser partir... ou même d’enlever discrètement la belle Charlotte pour la ramener dans nos bonnes vieilles frontières ?
— Ce serait un coup de force répréhensible, fit vertueusement Bois-Tracy, et nous sommes revêtus du statut d’ambassadeurs... mais il est évident que si la princesse de Condé insistait pour nous suivre...
— Oh, vous pouvez être sûr qu’elle insistera ! Le conforta Mme de Royancourt. Sa tante ne cesse de recevoir des billets où elle la supplie de lui faire parvenir des vêtements convenables ! Quand Condé l’a embarquée, il ne lui pas laissé le temps d’emporter des bagages. Elle n’a que deux chemises. La pauvre petite est au bord du désespoir !
— Ah, les femmes ! Soupira son frère. Vous ne comprenez pas que ces plaintes sont destinées à exciter la colère du Roi ? Sa bien-aimée exposée à moitié nue aux rigueurs de l’hiver ! Entre nous, l’archiduchesse-infante Isabelle-Claire a trop le sens du rang pour laisser dans le dénuement une petite princesse française, même si elle et son époux préféreraient ladite princesse ailleurs... Vous restez, Bois-Tracy ?
— J’en serais fort aise car votre hospitalité est sans égale, baron, mais nous devons, Thomas et moi, être ce soir même au Louvre ! Pardonnez-moi, Madame, ajouta-t-il à l’adresse de Lorenza dont Thomas venait de reprendre la main, j’espère qu'il me sera donné, dans la suite des temps, d’être un jour porteur de bonnes nouvelles et regardé comme un ami par d’aussi beaux yeux !
En dépit de sa gorge un peu serrée, Lorenza lui offrit un beau sourire.
— Vous pouvez vous considérer comme tel puisque mon époux vous aime, lui assura-t-elle en se levant. Je vais faire préparer son bagage.