— C’est chié ! soupire M. Blanc, penché en avant.
Ses lotos extra-mobiles captent un max d’images. Esprit curieux, il tient à emmagasiner le plus d’impressions possible, le Noirpiot. Sa tronche est une boîte à diapos.
Notre conducteur est chinois. Il baragouine un anglais sucré, ponctué de sourires. Aimablement, il nous signale les centres d’intérêt : hôtels, monuments, musées. D’in-croyables autobus en haillons nous enveloppent des gaz bruns de leur échappement. Des mobylettes antédiluviennes où parviennent à se jucher deux ou trois personnes, sinuent dans le flot des voitures. Un peu partout, des transistors vociférants s’ajoutent au vacarme. D’immenses panneaux publicitaires, non imprimés mais peints (ici, chaque affiche est un original), dressent dans les carrefours des personnages gigantesques, brossés dans des tons criards et campés dans des attitudes puériles.
— Je ne voyais pas Java comme ça, dis-je.
Et de fredonner le grand succès de Georgette Plana (que l’on avait surnommée « la divine ») :
C’est beau, la chanson française. Ça va loin.
Je me couche sur Jérémie, notre driveur venant d’enquiller une boucle tellement prononcée qu’elle doit composer un « 8 ». On quitte ensuite la voie du trafic pour une allée calme, bordée de palmiers. Un poste d’entrée, avec une barrière rouge et blanche et un préposé en uniforme. Ce dernier nous laisse passer avec indifférence. Nous débouchons dans l’immense complexe du Hilton : des gratte-ciel plantés dans une zone de verdure agrémentée d’un lac artificiel.
Un gros portier en costume national nous délourde. Une nuée de bagagistes se précipite pour cramponner nos deux malheureuses valdingues. Je cigle le taxoche en dollars U.S., ce qui ne lui déplaît pas.
Dans l’entrée du Hilton, un orchestre de musicos indonésiens interprète un truc folichon, juste en tapant sur des espèces de cloches et autres instruments à percussion. Ils paraissent complètement écroulaga, se faisant chier comme des rats morts d’ennui derrière une malle. Et encore, il arrive que certains rats morts conservent dans leurs prunelles quelque lueur d’intérêt pour le monde qu’ils viennent de quitter. Les gonziers en question, eux, sont prodigieusement indifférents à tout et au reste. Ils frappent leurs cloches à la cong, avec des gestes harassés de mecs qui ne croient plus guère à ce qu’ils font, non plus qu’au devenir de l’homme. D’ailleurs il n’y a plus de « devenir » pour l’homme, seulement un « finir » et qui finit mal.
Nous nous repérons dans l’immensité et avisons la réception, à quelques encablures sur notre droite. Juste qu’on s’y pointe, un monsieur grand et mince, un tantisoit grisonnant des tempes, avec le nez pointu et le regard vif nous intercepte.
— Victor Delagrosse, ambassadeur de France, se présente-t-il. J’ai tenu à venir vous accueillir.
Vachement serviable, l’Excellence. On se congratule les phalanges par poignées.
— J’ai préféré vous mettre au courant personnellement. Inscrivez-vous, nous irons bavarder dans votre chambre.
Cinq minutes plus tard, nous voici dans une suite de deux cent cinquante mètres carrés (qui fourniraient des mètres cubes pour peu que tu les multiplies par la hauteur du plafond). Deux chambres, deux salles de bains, un vaste salon regorgeant de boissons et de denrées comestibles.
— Bien entendu, vous êtes les invités de la France, précise Delagrosse en constatant notre ahurissage.
Il se dépose dans un fauteuil.
— Votre homme est ici ! déclare l’ambasse.
— Au Hilton ? fais-je.
— Il se trouve dans la tour, tout comme vous, mais trois étages plus haut, précise notre hôte.
Il sort simultanément des lunettes fines, à monture métallique, et un papier de sa poche intérieure.
Il déplie les unes, en chausse son nez, puis l’autre et se met à le lire :
— La femme qui l’accompagne, description : un mètre soixante-dix, blonde, mince, jolie, yeux vert-gris, peu de poitrine, des jambes magnifiques. D’une très grande élégance. Lorsqu’ils sont arrivés à l’hôtel, Lassale-Lathuile l’a fait inscrire comme étant son épouse Marie-Maud.
— Ce n’est pas elle ! coupé-je.
Delagrosse a un geste évasif, genre « c’est votre problème, pas le mien », et poursuit :
— Après s’être installé au Hilton, le couple a fait ce que font beaucoup de gens après dix-sept heures d’avion : il s’est couché et a dormi une dizaine d’heures d’affilée, terrassé par le décalage horaire, particulièrement pénible à surmonter dans le sens ouest-est. En fin d’après-midi, le même jour, Lassale-Lathuile et sa compagne ont affrété une voiture de louage avec chauffeur. Mes petits coopérants ont tenté de la suivre, mais à Djakarta, la circulation est si dense, la manière de conduire des Indonésiens si fantasque, qu’ils l’ont vite perdue. Toutefois, ils ont relevé le numéro de la plaque minéralogique, après quoi, ils sont revenus attendre à l’hôtel où les Lassale-Lathuile sont rentrés à une heure du matin. Ils se sont couchés et ont à nouveau dormi. Ce matin, ils ont reçu un visiteur sur le coup de dix heures. Un homme d’une quarantaine d’années, probablement chinois, vêtu d’un pantalon noir et d’un batik.
L’ambassadeur abaisse sa feuille.
— Il est indispensable que je vous précise ce qu’est le « batik ». Il s’agit de tissus imprimés de façon artisanale, selon un procédé très ancien. Si vous avez un peu de temps, je vous ferai visiter une fabrique. Les étoffes sont dessinées à la main. Les motifs en sont très tarabiscotés, très « décoratifs ». On leur fait subir des bains de couleur successifs. Des femmes recouvrent de cire chaude les parties du motif qui ne doivent pas prendre la couleur. Ensuite on…
Il s’interrompt et éclate de rire.
— Mais à quoi bon ce documentaire ! Sachez seulement que les chemises de batik sont presque une tenue nationale et qu’il est de bon ton d’en porter dans les soirées les plus « smart ». Donc, le Chinois qui s’est présenté ce matin chez Lassale-Lathuile en portait une. Il tenait un paquet assez volumineux sous son bras. Il ne l’avait plus en repartant, vingt minutes plus tard. L’un de mes petits gars a filé ce visiteur jusqu’à sa voiture qu’il avait garée dans le parking de l’hôtel. Et il en a également relevé le numéro minéralogique. Ce Chinois doit être un homme fortuné car il roule dans une grosse Mercedes presque neuve de couleur vert bouteille.
L’Excellence se tait, replie son papier bleu frêle et le dépose sur la table basse.
— Je suis époustouflé, lui dis-je. Je ne me doutais pas que nos ambassades pouvaient fournir à la police française des collaborateurs d’une telle efficacité.
— Nous sommes en place pour tout, assure Dela-grosse, pas seulement pour organiser des réceptions. Avez-vous encore besoin de mes troupes ? Surtout, n’hésitez pas, commissaire.
— Pensez-vous qu’il soit possible de déterminer les propriétaires des deux voitures dont on a relevé les numéros ? Vous avez des accointances avec ce qui constitue la préfecture de police à Djakarta ?