Le garuda, je te répète, c’est l’emblème du patelin ! Pas étonnant que les pauvres mecs d’ici marnent douze heures par jour pour trois balles dans des conditions d’insalubrité garantie ! Les derniers tubars ! La chtouille endémique ! Le sida à prix de faveur ! Tu les trouves empilés comme anchois pommier dans des locaux de douze mètres carrés, à quinze ou vingt ! Poi-tringues, s’énucléant sur des besognes minutieuses. Recueillant les ultimes spasmes de machines à coudre antédiluviennes !
Moi, le grand garuda en bois doré du Mister Chian Li, j’en ai la glotte qui déshydrate comme morille en sachet ! Plus un poil de sec, l’Antonio. M. Blanc, habitué à des effrayances négroïdes, conserve mieux son calme. Il assure le dévisagement de sang-froid. Implacable. Il a dompté des reptiles, des rapaces, des scorpions. Le venimeux, c’est sa tasse de thé ! Le dompteur qui file sa pipe dans la gueule du lion pour enfrémisser l’assistance, ça lui fait se claquer les cuisses, l’apôtre. Tout de même, il le mate d’un regard oblique, le garuda géant ! Intimidé pour le moins par ce cauchemar peu croyable. Si éloigné des nôtres, à nous, Occidentaux ou Noirs.
L’Asie, je te jure, c’est un univers à elle toute seule. Elle nous bouffe déjà. Nous avalera entièrement un jour ; bientôt ! Péril jaune que causait grand-mère ! On n’y peut rien. La loi du nombre ! La force de l’intelligence pratique. Dans le cul, la balayette, toutes les autres peuplades ! L’Europe ? Tiens, fume ! L’Afrique ? Tiens, torche-toi ! L’Amérique ? ln the bacicside ! On sera gloutonné par les bridés ! Economiquement c’est presque fait. Reste territorialement ! Et puis enfin, spirituellement. Déjà que nous avons nos bonzes qui se branlent les couennes avec leurs crânes rasibus où ne subsiste qu’une couette. Les uns et les autres ! On se convertira bouddhiste, confucianiste ! On se passera la frite à la teinture d’iode, on se fera entailler les orbites. On bouffera tant tellement de riz qu’on pourra plus déféquer sans faire des mimiques simiesques. La marée montante, mes frères !
C’est pas la bombe H, non plus que le sida, le grand fléau de demain, mais ces trois quatre milliards d’Asiates qui nous déferleront contre. Alors, du coup, Russkoffs et Ricains pourront toujours se pogner le membre en évoquant leur guerre des étoiles ! Même dans le Michelin, y aura plus d’étoiles. Que c’est à se demander s’il en restera dans les cieux. Tu verras qu’ils les conquerront aussi par la suite !
— On y va ? finit par demander Jérémie, manière de rompre le phénomène d’hypnose.
Et il pousse la lourde.
Surgissant de l’ombre, t’as une fille ravissante, en robe noire, longue, ornée d’un joli dragon jaune. Elle tient un plateau garni de petites tasses de la main gauche, une théière de la droite. Avant toute chose, elle nous propose du thé.
Moi, le thé, c’est juste pour cuire les pruneaux que m’man me prépare « afin de me faire aller du corps ». Sinon, je déteste. C’est pas une boisson chrétienne, c’est moins que de l’eau chaude de bidet. Nous refusons, du geste et du sourire.
Un deuxième personnage est sorti de l’ombre : un jeune homme, très beau ; l’amant de la mère Duraz. Chinois à ne plus en pouvoir, fringué à l’européenne : costar gris sombre, limace blanche, cravetouze à rayures bleues. En anglais, il nous demande ce que nous souhaiterions voir.
Il est superbe, ce garçon. Racé, dégoulinant d’intel-li-gence.
— Mister Chian Li, dis-je.
Il s’incline et disparaît après nous avoir priés d’attendre. Absence de brève durée. Il revient sur les talons d’un homme courtaud, chauve et gras, affublé de grosses lunettes aux verres plus épais qu’un matelas, sauf que tu verrais mieux à travers un matelas qu’à travers ses besicles. Son regard n’est plus que deux traits à l’encre de Chine qu’on aurait tracés sur du papier buvard. Il porte un complet fripé, en toile verdâtre, aux revers racornis, un polo de coton extrêmement douteux.
Il lève haut la tronche pour essayer de nous examiner par-dessous ses hublots. Il a ce sourire anxieux des gens très myopes lorsqu’ils rencontrent quelqu’un de nouveau.
— Que désirez-vous, messieurs ?
— Avoir une conversation privée avec vous, Mister Chian Li.
Il s’incline.
— Venez.
Son bureau est un capharnaüm plus bordélique que son magasin. Tu y trouves de tout : des caisses non ouvertes, des cartons débordants d’objets non identifiables à première vue, des classeurs métalliques, un gigantesque coffre-fort noir d’un modèle très ancien, des tableaux empilés contre les murs, des armes anciennes sur une table, et même des sièges chinois pour y déposer son cul.
On te casse toujours les couilles avec la légendaire politesse chinoise ; franchement, je trouve qu’il ne se met pas tellement en frais pour nous, ce vieux magot déplumé. Son sourire inquiet a disparu. Il reste muet, un peu rogue. Il est assis derrière un bureau dont les pieds en volutes m’angoissent presque autant que le garuda de la vitrine. Il était en train d’examiner un papier à l’aide d’une loupe à manche d’ivoire et, machinalement, se saisit de l’objet comme s’il entendait reprendre le cours de ses occupations.
C’est peut-être un peu glandu de notre part que de venir se fourrer dans la gueule du loup (si loup il y a) ? Mais je suis l’homme des actions délibérées. Quand un feu couvasse, je l’active avec un tisonnier.
— Mister Chian Li, attaqué-je, avez-vous parmi vos clients un Français du nom de Lucien Lassale-Lathuile ?
L’antiquaire a levé sa belle loupe pour regarder la lettre étalée sur son sous-main.
— Monsieur, fait-il, il est très indécent de me poser ce genre de question car je n’ai pas pour habitude de dévoiler les noms de mes clients. Auriez-vous une quelconque qualité qui vous permettrait de le faire ?
— Je suis un officier de police français et les autorités de mon pays s’intéressent au personnage dont je vous parle.
— Avez-vous pris contact avec celles de Djakarta ?
— Je n’en vois pas la nécessité.
— Elles seules ont cependant qualité pour intervenir auprès des citoyens de ce pays, affirme-t-il.
— N’êtes-vous pas chinois, Mister Chian Li ?
— En effet, mais je jouis d’un permis d’établissement qui m’assimile aux autres Indonésiens.
Ce qui fait le charme de ton Santantonio bien-aimé, c’est ses élans imprévisibles et incoercibles entièrement taillés dans la masse.
Quand on lui taquine les roupettes, Sana, il réagit, normal !
— Mister Chian Li, je suis venu à vous en toute bonne foi, persuadé que nous pouvions nous être mutuellement utiles. Vous ne faites pas que de l’antiquité et je ne fais pas que de la police, j’imaginais une sorte de coopération momentanée. Certaines rencontres sont parfois riches d’enseignements. Je crains m’être trompé, aussi allons-nous nous retirer sans plus insister. Toutefois, pour le cas où vous souhaiteriez une nouvelle rencontre, je vous informe que mon nom est San-Antonio et que je suis descendu au Hilton, comme M. Lassale-Lathuile !