Je me lève et m’incline profond, à croire que, des deux, c’est moi le Chinois.
Avant de quitter le magasin, Jérémie demande au beau jeune homme :
— Il vaut combien, le garuda, dans la vitrine ?
— Il n’est pas à vendre.
— Dommage, fait M. Blanc, je ne sais pas quel souvenir ramener à ma femme.
Le magasin, je te le redis pour ne pas me répéter, se trouve au premier étage du building. Depuis la galerie marchande, on aperçoit le trafic routier, à l’autre bout. La nuit est tombée et un large fleuve lumineux passe en grondant, au même niveau que nous. C’est terriblement impressionnant et t’en chopes plein les trompes !
— Je ne pourrais pas vivre dans cette ville, murmure Jérémie. Elle est trop déshumanisée. J’aurais l’impression d’habiter sur une autoroute.
On se laisse dévaler par l’escalier mécanique. Une fois en bas, je m’arrête, perplexe.
— Tu penses au vieux crapaud ? demande mon pote.
Je louche sur ma tocante. Elle affirme vingt heures huit.
— Viens, fais-je en l’entraînant aux ascenseurs.
— Où allons-nous ?
— Bouffer. Regarde cette pancarte : il y a un restau coréen au dernier étage. Tu aimes la bouffe coréenne ?
— Connais pas.
— Tu ne peux pas rester dans cette ignorance.
L’établissement : classique, presque luxueux ; dans les rouges, les ors, les bouddhas.
On est pris en main par une maîtresse d’hôtel dont on aimerait faire sa maîtresse à l’hôtel. Ravissant sujet, moins plate de frite que la plupart des extrêmement Extrêmes-Orientales. Saboulée de soie fleurie. La robe fendue jusqu’à la taille et pas les cannes torses, pour une fois.
Je lui dis de nous servir un repas de fête, varié, abondant, délicat. Elle a un sourire rassurant avec ses jolies lèvres pourpres dessinées par Man Ray.
— Je ne pense pas que tu aies raison, me dit Jérémie d’une voix songeuse.
— A quel propos ?
Il décante :
— Tu nous fais manger dans l’immeuble pour, dans la soirée, pénétrer chez l’antiquaire afin d’explorer les lieux, n’est-ce pas ?
— Tu viens de gagner dix mille roupies, fais-je. En quoi ai-je tort de vouloir agir de la sorte ?
— Tu n’as pas vu le dispositif d’alarme dont est pourvue la boutique ? Il y a des signaux et des caméras partout.
— Ce qui prouve que ce Chian Li entend protéger des choses autrement plus précieuses que les pouilleries empilées dans son antre.
— En forçant la porte, tu vas déclencher un bousin de tous les diables !
Je souris à mon pote.
— Tu devrais jouer dans Angélique et le Roi, dis-je ; c’est toi qui ferais Angélique. Le système d’alarme dont tu parles est à la sécurité ce qu’une De Dion-Bouton est à la Formule I actuelle. Chez nous, même un savetier du Lot-et-Garonne n’en voudrait pas pour protéger son échoppe.
— Tu sauras le déjouer ?
— Je n’ai même pas besoin d’une caisse à outils : mon couteau suisse suffira.
On nous régale d’algues séchées, de crustacés au piment, de petits pâtés à je-ne-sais-trop-quoi, de tohu-bohu farcis, de saligos frits, plus une flopée d’autres choses indécises mais comestibles. Nous buvons et mangeons en silence. Rude journée ! Et qui n’est pas finie, malgré la fatigue qui nous amoindrit.
— Pourquoi es-tu venu parler de Lassale-Lathuile à cet antiquaire ? demande M. Blanc, exaspéré. Franche-ment, je ne saisis pas ta démarche.
— Confidence pour confidence, moi non plus, avoué-je. J’ai des périodes où, chez moi, l’intuition supplée la logique. En général, je m’en trouve bien car l’instinct est primordial pour un poulet. Un flic sans instinct, c’est une bite sans roustons, comme l’a si bien dit Mgr Lefèvre dans son homélie du mardi gras. Il m’est arrivé d’agir contre mon gré, certain que je commettais une connerie, mais la suite me prouvait que j’avais été bien inspiré.
— Eh bien, voilà une philosophie rassurante, digne de Bérurier, ironise le blackman. L’essentiel est que tu te sentes bien dans ta peau !
Nous traînassons à boire des alcools au goût de merde macérée dans du purin et aromatisée à la feuille de rose. J’attends que le restaurant se vide. Enfin, nous déménageons après avoir octroyé un royal pourliche à la maîtresse d’hôtel, laquelle se demande si elle doit nous proposer une pipe sous la table en contrepartie.
Comme elle s’abstient de le faire, nous gagnons l’ascenseur.
La galerie marchande du premier est vide, seulement éclairée par le trafic routier tout proche. C’est un kaléidoscope de clartés fulgurantes, un malaxage d’ombres, un festival de traînées lumineuses. Parfois, un faisceau nous cueille, allonge nos deux silhouettes à l’infini et nous laisse retomber dans une fraction d’obscurité.
— Je suis curieux de suivre ta démonstration, chuchote M. Blanc, mains aux poches, bien décidé à me laisser la pleine responsabilité des opérations.
L’énorme garuda de la vitrine paraît guetter mes fesses et gestes avec acuité. Son long bec entrouvert laisse voir une double rangée de petites dents acérées. Tu sais que ça vous mordrait, cette saleté !
Je sors ma lampe-stylo pour examiner la porte. Un casseur professionnel en pleurerait d’attendrissement. La lourde est vitrée et, la nuit, on la protège d’une grille maintenue par des crochets et fixée au moyen d’un cadenas.
— Tout ce que je te demande, cher baron, c’est de faire le vingt-deux à l’orée de l’escalier. S’il y a danger, imite le cri du garuda, le soir, dans les rizières.
Confiant, je me mets au turf. Rien de sorcier. Pour commencer, je découpe une ouverture à peu près circulaire d’environ dix centimètres de diamètre à travers les mailles de la grille. Cela fait, je tire de ma trousse un minuscule plot aimanté, pourvu d’une boucle à laquelle j’attache un fil d’acier extra-mince, si mince et si souple que tu peux en faire un peloton comme s’il s’agissait d’une ficelle. Nanti de ce pendule, je coule ma main à travers le trou pratiqué dans la vitre (tu parles d’un système d’alarme, qui permet de découper un carreau sans gueuler aux petits pois et je laisse pendre le plot jusqu’à ce qu’il tombe sur le heurschmeurck de la sécurité. Au bout de deux infructueusités, il s’y plaque. Alors je lie l’autre extrémité du fil après la seconde partie de la grille, que je compte laisser en place.
Après l’ensuite de quoi, je me joue : du cadenas, de la grille, de la porte, et pénètre dans la boutique.
De jour, l’odeur de pouillerie asiatique ne m’avait pas fait asiatiquer comme maintenant. Rien de comparable avec nos remugles de brocante occidentaux. Le musc, l’ambre, le patchouli, que sais-je encore ! T’as les narines qui foisonnent et renâclent. Ça fourvoie des picotis jusque dans ton cerveau, via les sinus et les cosinus. J’en éternue : tiens, atchoumus ! Tu vois que c’est pas de la frime !
A pas de loup, tels les concerts du même nom, je gagne le bureau du Chinois. Qu’en y pénétrant, je glisse et m’affale sur mon dargeot ! Fulmineur, je me relève ; mais, ce faisant, mes mains plongent dans de la glu ou je ne sais quoi de six mille airs.
Le local sans fenêtre est obscur comme l’intérieur d’une noix de coco avant que tu la brises (du soir). Vite ! mon stylo-torche ! L’homme d’action a besoin d’être assisté par des gadgets. Je promène le faisceau blanc-jour et ce qu’il me découvre me flanque une monstre gerbe !