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Marie-Maud récupère la première. Elle vient poser sa joue contre ma cuisse et s’amuse à me peigner les poils du bas avec sa main.

Tout à coup elle s’interrompt. Je l’entends murmurer :

— Non, mais je rêve !

— C’qu’y a ?

— Tu sais que tu as des morpions ?

Je n’avais pas « des » morpions, je n’en avais qu’un seul : Arsène ! Fauve, avec de grands yeux tristes.

Voilà Marie-Maud qui le détache du poil auquel il était accroché, le prend sur l’ongle d’un de ses pouces et approche le second afin de le broyer.

Je vais pour réclamer la grâce d’Arsène.

Trop tard !

Un cri effrayant retentit. Inhumain, bien sûr, puisque poussé par un morbac. Arsène est mort ! De profundis, morpionibus !

L’INCROYABLE LÉGÈRETÉ

DU VERBE ÊTRE

Le cri résonne longuement dans ma tête. Ses ondes de choc se diffusent dans toute ma personne, m’éveillant en sursaut.

Je regarde autour de moi : Marie-Maud est pleine du sang d’Arsène !…

Comment diable l’écrasement d’un humble morpion peut-il en disperser autant ? Et puis la réalité m’empare : y a pas de morbac nommé Arsène, y en a jamais eu. J’ai rêvé la chère bestiole, ses tribulations, sa fin tragique. Par contre, je suis bien dans le plumard du contrôleur Lassale-Lathuile et Marie-Maud, son épouse, est effectivement allongée en travers du lit avec la tête sur ma cuisse. Elle est agitée d’un léger frémissement dû à l’agonie. La balle qu’elle a morflée en plein cœur ne lui permettra pas d’assister demain au lever du soleil. Je reste un instant immobile pour bien rassembler mes esprits un tantinet dispersés. Franchement, la carburation se fait mal.

Je considère la chambre exquise, très froufrou avec sa coiffeuse juponnée, son léger secrétaire fruitier où la presque morte doit planquer des babilles d’amoureux, la tête de lit capitonnée, la petite lampe d’opaline rose que nous n’avons pas éteinte pendant la brosse et qui éclaire cette horreur de sa lumière faite pour du Watteau. La fenêtre est ouverte because la chaleur aoûtienne, si moite. Les rideaux restent immobiles. Il y a un trou dans celui de gauche cerné d’une auréole brunâtre. Le meurtrier se tenait sur le balcon. Son flingue possédait un silencieux. Il a eu le temps de viser à sa guise : la lumière éclairait sa cible qui, de surcroît, se trouvait parfaitement immobile.

Je me dis : « Tiens, ça ne sent même pas la poudre ! ». Ensuite je regarde mon indéfectible Pasha, laquelle me confie ses 2 heures 10 ainsi que les secondes qui vont avec. Lentement, je retire ma jambe servant d’oreiller à feue Marie-Maud et je me gratte les fesses, ce qui est une réaction que beaucoup d’hommes ont à leur petit lever, plus rarement devant un cadavre neuf. Il va falloir s’arranger avec ce coup du sort ! Dieu du ciel, tu parles d’un bigntz !

Manière de me mettre à jour, je passe dans la salle de bains pour une petite licebroque nocturne et un shampooing à Mam’selle Coquette. Qu’après quoi, je me vêts en sifflotant une scie d’autrefois que Félicie chantonne parfois en encaustiquant les meubles : Je me sens dans tes bras si petite.

En arrière-gamberge, la vie du morpion Arsène continue de me hanter. Où suis-je allé pêcher un rêve aussi biscornu ? Je suis cap’ de passer en une revue express tous les logeurs de l’exquis pou de corps : Eloi le clodo ; Coco-les-Grosses-Meules ; Alexis Manigance et sa moustache de retraité ; Geneviève Ardécaut… Des personnages jaillis en fulgurance de mon imagination exacerbée. Qui sait si mon rêve était déjà en cours quand le tireur a défouraillé ? Probablement pas. Sans doute est-ce le spasme de Marie-Maud, son cri de mort qui ont déclenché ma petite caméra subconsciente ?

Ma barbe a poussé et une délicieuse fatigue me reste de mes récents ébats. Je réprime un bâillement. Devant une morte, ce ne serait pas convenable. Je vais actionner le cordon du voilage et passe sur le balcon.

L’appartement des Lassale-Lathuile est situé dans un immeuble neuf donnant sur le front de Seine, au second étage. Chaque balcon décrit un L sur le côté extérieur qui fait l’angle du quai et de la rue Pierre-Tombal[1]. Un architecte con à bouffer son papier calque, impressionné par New York, a pourvu la construction d’une échelle d’incendie extérieure, laquelle a permis au meurtrier d’escalader les deux étages sans problème. Il a agi en toute sécurité, la rue Pierre-Tombal étant étroite, obscure et s’achevant par un escalier la rendant impropre à la circulation des véhicules.

Renseigné sur ce point, je repasse dans la chambre de la dame, non sans avoir cherché sur le balcon une douille qui ne s’y trouve plus. Je remets le voilage dans sa position initiale et prends mes cliques, suivies de mes claques, après un sublime regard d’adieu à Marie-Maud qui, dans une fin de film, ferait chialer les mémés, mouiller les mamans et ricaner les petites filles.

Trente-deux minutes plus tard, je me retrouve dans ma chambre, à Saint-Cloud, les burnes et la tête vides, plein d’une débectante hébétude. Ce qui vient de m’arriver est tellement sidérant que plusieurs heures d’un bon sommeil sous le toit de ma maman dissiperont peut-être le cruel malentendu.

Hélas, contrairement à ce que j’escompte, une fois nu dans mes draps frais parfumés à la lavande, je ne peux trouver la dorme. J’ai dans le cigare la fin tragique de ce pauvre Arsène, débusqué de ma toison, si démuni sur l’ongle incarnat de Marie-Maud. La meule inexorable de son second ongle de pouce broie l’infortunée bestiole, si attachante. Il me reste comme des souvenirs (et donc des nostalgies) de notre vie commune, au morpion et à moi. Son cri me déchire l’âme. Je me dresse sur mon séant. Ne subsiste plus d’Arsène qu’une flaque rouge. Dieu ! que le cri du morpion est triste au fond des poils !

Au bout d’un moment, on frappe doucettement à ma lourde et ça, crois-moi, c’est ma Féloche. Y a qu’elle pour ce gentil toc toc.

— Entre, m’man.

Elle porte sa vieille robe de chambre de pilou parme et gris, que ça fait des fleurs stylisées comme il n’en existerait que dans des jardins tropicaux. Elle a chaussé ses pantoufles à pompons qu’elle ne passe que pour me rendre visite dans ma chambre. Chez elle, y en a toujours deux paires en sentinelles près de sa porte : les « de tous les jours » et les « à pompons ». Faudra que je te fasse visiter sa turne, à m’man, un jour qu’elle sera sortie. Emouvant, tu verras : le musée Santantonio !

— Tu as un problème ? me demande-t-elle.

— Quelle idée !

— Cela fait près d’une heure que tu es rentré et tu t’agites dans ton lit sans dormir. Quelque chose t’a fatigué ?

Oui, quelque chose m’a fatigué : une gentille petite dame baiseuse qu’on a liquidée après qu’elle m’eut essoré les bourses les plus nobles de l’hexagone. Mais ça, je vais pas m’amuser à le raconter à Félicie pour carboniser la deuxième partie de sa nuitée.

— Tout va bien, ma chérie, j’étais en train de penser à l’ornithorynque qui est mammifère et ovipare à la fois. Tu te rends compte : il pond des œufs mais allaite ses petits. Il a les pattes palmées et un bec de canard. C’est dingue, la nature, quand on y pense, non ?

Ça ne la fait pas sourire. Je me demande même si elle ne trouve pas cette digression inconvenante. Je ne dépasse jamais les limites du respect, avec ma vieille ; or là, je donne l’impression de me moquer d’elle sur les bords.

— Tu as du sang séché sur la tempe, note-t-elle avec un poil de sévérité qui, tout de suite, me rend malheureux ; tu t’es blessé ?

Je fonce à la salle de bains pour me contrôler dans le grand miroir. Effectivement, j’ai pris une légère giclée du sang de Marie-Maud. Je nettoie ça à l’eau froide.

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1

Fameux chimiste à qui l’on doit la poudre d’escampette qui devait sauver une grande partie de l’armée française en 1940.