Là, j’en prends pour mon grade ! Curieuse façon d’enquêter sur un quidam, non ? Je roupille comme la Loire, au lieu de le filocher. L’ambassadeur doit se dire que ses petits coopérants se montraient autrement plus efficaces que l’as des as parisien ! Et comme il a raison.
— Il doit partir en voyage lundi, fais-je.
— Pour où ?
— Je l’ignore.
— Voulez-vous que je me renseigne ?
— Volontiers.
— A propos, ça s’est bien passé avec Mme Dong ?
Un éclair pour décider de ma conduite. Je peux chiquer l’étonné, prétendre ne l’avoir jamais vue ; seulement la réception de l’hôtel m’avait annoncé sa visite.
— Très bien.
— C’est une fille précieuse, un peu saute-au-paf quand il s’agit des Français. Elle est si éblouie par notre culture qu’elle est prête à faire toutes les expériences possibles avec nos compatriotes.
Tu veux parier qu’il se l’est pointée, l’embrassadeur ? Son ton coquinet le laisse sous-entendre. Il doit pas rechigner pour dégrafer le décolleté de coquette, Dela-grosse !
— Hélas, je n’ai pas eu l’occasion de profiter de son engouement car je l’ai reçue entre deux portes ! mens-je.
— Pour en revenir à mon ex-condisciple, je vais faire opérer une enquête auprès des compagnies aériennes indonésiennes, car je suppose qu’il se déplace à l’intérieur du pays !
— C’est gentil. Vous me mâchez la besogne.
— Je vous rappellerai dès que j’aurai du nouveau. Amitiés !
Sur la réplique, la lumière éclate littéralement dans ma chambre, et M. Blanc opère une entrée de théâtre. Chemise en batik rouge sang avec des motifs représentant des fleurs bleues et des feuilles vertes.
— Tu sais combien de temps nous avons dormi ? me demande Jérémie.
— Je viens de l’apprendre.
— Moi, un peu moins que toi car je suis debout depuis une paire d’heures. Je me suis offert cette chemise et j’en ai acheté une pour toi.
— La même, j’espère ? demandé-je dans un souffle.
— Pour toi, j’en ai pris une noire avec des motifs jaunes.
— Tu me rassures.
— J’ai en outre une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
— En dehors de la chemise ?
Il hausse les épaules :
— Lassale-Lathuile et sa souris ont quitté l’hôtel.
— Merde !
— Hier matin !
— Merde !
— Quelqu’un les attendait avec une voiture américaine.
— Je croyais qu’il ne devait partir que lundi…
— Ils ont dû modifier leur programme ; sans doute cette brusque décision est-elle liée à la mort de Chian Li.
— Tu le penses ?
— Non : je l’envisage.
Il passe dans le salon et revient avec deux exemplaires du Jakarta Post, quotidien de langue anglaise distribué obligeamment par l’hôtel, et que les préposés glissent sous les portes tôt le matin.
Celui d’hier annonçait déjà l’assassinat de l’antiquaire chinois à la rubrique « Nouvelles de dernière heure ». Celui d’aujourd’hui « Numéro spécial du Dimanche », propose tout un fromage à la une. On voit les deux cadavres baignant dans leur sang. Le cliché est très percutant. On raconte comme quoi un visiteur nocturne a neutralisé le signal d’alarme. Ce qui rend la police perplexe, c’est que ce « quelqu’un » (suivez mon regard dans la glace !) est venu barboter dans le sang un certain temps après le double meurtre, car celui-ci commençait à se figer lorsque le mystérieux quelqu’un a gambadé dedans. En médaillon, une photo d’une de mes empreintes. J’espère que les draupers d’ici ne chiquent pas trop au Sherlock Holmes !
Je commande deux breakfasts très fastes : œufs frits, saucisses, cheese, marmelade, plus un pot de café grand comme ça.
Cornard ! Pantin ! Fantoche ! Tas de merde ! Je me qualifie encore d’autres épithètes moins flatteuses. Floué de bout en bout ! Ridiculisé. Malmené ! J’en meurs de honte ! Je suis un navet blanc ! Un navet creux ! Une bulle crevée ! Un pet malodorant ! Et puis non, pire encore : je ne suis plus rien. Du tout ! On bute Marie-Maud et on l’évacue ! On bute Mme Dong ! On bute Chian Li ! Lassale-Lathuile se casse ! Je reste en carafe avec mon Noirpiot. Observé, chahuté. On suit nos moindres déplacements à la jumelle. Baisé, l’Antoine. Encorné ! te répété-je.
M. Blanc clape en mutismant farouche. Pas fiérot non plus.
Pour un peu, on s’emporterait chez nous et on ne reparlerait jamais plus de tout cela à quiconque. Ce serait un accroc dans notre carrière. Qu’on stopperait et qu’on oublierait.
Le téléphone, à nouveau.
Déjà l’Excellence qui vient au rapport ? Il prend à cœur son rôle d’auxiliaire, l’ambassadoche. L’auxiliaire être, c’est ! Le roi des auxiliaires. Avoir, j’aime pas. Je préfère je suis à j’ai. Pourtant c’est plus contraignant, non ? Avoir, ça réconforte, tandis qu’être, ça perturbe. Le mec qui a beaucoup a moins besoin d’être. Il peut mieux s’économiser. Je considère néanmoins qu’être est plus indispensable qu’avoir. Qu’importe ce que j’ai, si je ne suis pas ! Avoir été, c’est mieux que d’être eu. En somme, le rêve, c’est d’avoir de quoi être !
Je dégoupille le turlu. C’est pour Mister Djérémi White. Je lui tends le cornet.
Il écoute, effare un peu. Rougit sous son hâle héréditaire.
— Oui ? Oui ? Oh ! bonjour ! Par exemple. Si je m’attendais…
Il obstrue le soupirail du combiné.
— Mon Américaine, chuchote-t-il, elle m’appelle des U.S.A.
Puis, dans l’appareil :
— Vous avez fait bon voyage ?
Il esgourde, les baffles frémissantes comme un radar en action.
— Vraiment ? Ça alors !
Le deuxième bigophone retentit au salon. J’y cours. Cette fois c’est bien l’ambassadeur.
— J’ai trouvé le lieu de destination de notre petit copain, me dit-il. Il se rend à Belharang, dans le sud du pays. La chose est d’autant plus surprenante que j’y vais aussi après-demain et je ne serai pas seul : une bonne partie du corps diplomatique de Djakarta s’y trouvera également pour assister au couronnement du nouveau sultan de Kelbo Salo.
Il m’explique que, bien que l’Indonésie soit une république, il y subsiste plusieurs sultanats dont les souverains ont des fonctions de gouverneurs. Généralement, le droit d’aînesse perdure, mais il arrive que des princes héritiers soient jugés indignes de succéder à leur père, auquel cas un conseil de famille, fortement influencé par l’Etat, choisit parmi ses membres le nouveau souverain. Il y a eu du mou dans la corde à nœuds à Kelbo Salo, le fils aîné du sultan défunt étant un joyeux zozo s’intéressant davantage à ses Ferrari et aux putes qu’aux affaires de l’Etat. On devait donc l’écarter du pouvoir au bénéfice d’un sien cousin jugé plus apte à tenir la crémerie, mais sa mère, une sorte de Catherine de Médicis indonésienne, a fait ce qu’il fallait pour qu’il soit nommé sultan nonobstant sa répute de bringueur. Et c’est donc cézigue-pâteux qui va être couronné mercredi prochain.
Tandis qu’il me donne ce cours de petite histoire javanaise, j’échafaude des bizarreries. Toujours l’instinct infaillible du mec ! Quelque chose d’obscur mais d’insistant me persuade que le voyage de Lassale-Lathuile à Belharang est en rapport avec la cérémonie prévue.
— Ça doit être intéressant, comme attraction, dis-je. Je vous remercie une fois de plus, Excellence !