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Un affreux silence succède : celui des catastrophes. Toujours ce temps mort après un coup d’apocalypse. Le blanc intégral ! Et brusquement, ça mugit, gronde, effervesce. Des fracas causés par l’onde de choc. Des cris (de plus en plus), des piétinements. Les portes des appartements occupés s’ouvrent. Du monde paraît.

Tu materais le couloir ! Hiroshima, mon amour ! Les ascenseurs sont éventrés, y a de la ferraille tout azimut. Un cratère dans le plancher, un autre dans le plafond ! Le tapis crame. Les deux gus en batiks déchiquetés, juste propres à confectionner du pâté de campagne pour cannibales (paraît qu’il en subsiste à Bornéo).

On s’approche, avec tout le monde. Des gens coincés dans les cabines, plusieurs étages au-dessus ou au-dessous, hurlent à la mort. Un Anglais opportun actionne un extincteur sur le début d’incendie. Une mère se sauve dans l’escalier avec sa petite fille dans ses bras. Deux amoureux nus ne songent pas à se vêtir et la zézette du garçon fait non de la tête. Y a une très vieillarde cacochyme qui sonde le couloir au sonotone en demandant si c’est un serveur qui a lâché son plateau ou quoi et qu’est-ce.

— Tu n’as rien ? demande M. Blanc.

— Non, et toi ?

Il me désigne son mollet ensanglanté.

— Un éclat de quelque chose, je vais aller désinfecter ça.

Nous regagnons notre suite, lui en clopinant, moi en réfléchissant, ce qui est beaucoup plus fatigant.

— Bien entendu, ricane Jérémie, tu vas t’enfiler un grand verre de whisky ?

Ma parole, ça vous fouaillerait l’honneur, cette noirerie !

— J’ai l’impression que nous revenons de loin. Com-ment as-tu réalisé qu’on nous piégeait ? demandé-je.

— Pendant que tu discutais avec son copain, le type à l’attaché-case n’arrêtait pas de manipuler les chiffres de sa fermeture. Il n’agissait pas machinalement, mais avec une grande attention, au contraire. Au moment où ils sont partis, il a glissé très adroitement la mallette derrière un fauteuil. Un vrai prestidigitateur. Si je n’avais pas été en éveil, je ne me serais aperçu de rien. Le grand Majax n’aurait pas fait mieux !

— Si, dis-je, il aurait fait mieux et donc tu n’aurais rien vu.

Il va au bar, prépare un Chivas bien tassé. L’énorme mygale noire qui lui sert de main farfouille dans le récipient à glaçons et fait grêler dur dans le verre. Ensuite, il me le présente :

— Tiens, bois ; tu en meurs d’envie.

Alors, je bois. Quand le pur malt est tiré, hein ?

— Ces deux mecs n’étaient pas de la police, dis-je, car je doute que même en Indonésie les flics usent de telles méthodes.

— Je crois que nous ferions bien de nous mettre à l’abri, note M. Blanc ; le temps se couvre.

— Bonne remarque, fils.

— On devrait se toquer et partir sans tam-tam ni trompette et surtout sans prévenir la réception. On abandonnerait nos bagages et, d’ici un jour ou deux, on demanderait à l’ambassadeur de France de venir régler notre note.

— Beau programme, et nous irions où ?

— A voir !

— C’est tout vu, sentencié-je.

Comprenant que j’ai envie de le faire languir, il s’offre le luxe de ne pas insister.

— Eh bien, c’est parfait, dit-il.

J’établis en vitesse notre nouvelle constitution. Article premier : ne plus être suivis. Or, il est évident que l’on nous observe à la loupe depuis notre débarquement à Djak. Aussi, profitons-nous de l’effervescence (de térébenthine) du couloir pour nous évacuer par l’escadrin de service. D’ailleurs, les ascenseurs sont nazes pour l’instant. Y a du pompelard et du poulaga plein partout. C’est velouté, comme évacuation. La majorité des clilles se cassent par l’escalier principal, tandis que nous deux, modestes, on démarche par la voie des blanchisseurs. Pas un greffier ! Tout le trèpe est mobilisé par l’événement.

On débouche dans une grande cour buanderesque, qui sent la lessive, le limon, l’Asie, plus des miasmes marécageux. Ça fouette depuis les éventaires à bouffe extérieurs où la merde est sous-jacente. Ça que je reproche à leur tortore indonésique : elle dégage des fragrances de jasmin et des remugles de colombins. Sans doute pour cela qu’ils l’épicent à outrance ! Faut que la gueule te fume pour pas que tes papilles s’attardent sur ces inconvénients.

Au bout de la cour, y a un parking pour le personnel. S’y trouve un méli-mélo impossible de pétrolettes, de vélos, de bagnoles en haillons. On franchit le terre-plein. A son extrémité, une barrière déglinguée offre une brèche parce que les usagers la franchissent pour la déguiser en raccourci. Nous itou. On escalade un fort talus jonché de tout, sauf de l’espérance. Boîtes de bière et de Coca, papiers souillés par les culs ayant produit l’excrément qui les accompagne (un étron convenable ne se déplace jamais sans papiers), chiffons à bout d’usage, capotes plus ou moins anglaises, détentrices d’une jeunesse qui ne deviendra jamais délinquante, paquets de cigarettes vides, que sais-je encore. On grimpe la pente à brutes (ou abrupte quand c’est moi qui l’escalade, merci), et nous enjambons de Bayonne la glissière de sécurité qui la borde. Le flot du trafic nous bondit devant ; mille fauves écumants, haletants et vociférants. Deux jeunes filles sur un Solex épave se marrent en me voyant leur faire le signe du stoppeur de fond. Mais, tout de suite derrière elles, voilà un gonzier au volant d’une camionnette jaune poussin. Lui, il s’arrête, au risque de se faire défoncer le pont.

On grimpe en voltige sur « le » siège vacant, à son côté.

— Où allez-vous ? nous demande-t-il probablement en indonésien moderne.

— And you ? réponds-je.

— Au Bloc M.

— Nous aussi.

— Vous me donnerez deux cents roupies ?

— Non, dis-je, je vous en donnerai cinq cents.

Il éclate de rire. Cézigo, il est tout menu, archisimiesque. Sa tête de nœud triangulaire disparaît sous une casquette à longue visière.

Il nous regarde en chanfrein, se marre du négro assis sur mes genoux.

— Vous êtes mariés ? il demande.

— Nous faisons notre voyage de noces, confirmé-je.

Son hilarité redouble.

— Vous voulez que je vous montre une fabrique de batiks ? opportune-t-il, flairant une bonne main à affurer.

— Non, dis-je, nous n’avons pas besoin de chemises, mais d’une auto. Vous savez où je pourrais en acheter une de confiance et d’occasion ?

— Une auto comment ?

— Avec quatre roues, un moteur et un volant.

Il opine, songeur.

— La mienne, ça vous irait ? Vous pouvez mettre beaucoup de bagages derrière et elle n’a que quatre cent dix mille kilomètres au compteur.

Dès lors, je considère son tas de tôle avec un regard qui, lui, est neuf. Cet os est tellement délabré qu’il semble au bout du rouleau. Le tableau de bord n’est plus qu’une niche béante bourrée de fils enchevêtrés. Il y a des trous dans le plancher, dus à la rouille. Il manque la vitre côté passager et le cerclo du volant a été merveilleusement renforcé avec du chatterton.

— Vous en demandez combien ?

— Cent mille roupies ? risque le téméraire.

Je me livre à un rapide calcul. Si je ne me goure pas, cette somme doit représenter environ cinq cents francs français.

— Disons cinquante mille et n’en parlons plus, contre-proposé-je.