Un vrai bazar, Kelbo Salo ! Légèrement Tivoli Park, dans le genre ! Des restaus à n’en plus finir : indonésiens, chinois, italiens, coréens. Des étals en plein air. Beignets, beignets ! La friture est l’opium du peuple. Une fois frit, tout devient comestible. Fais frire tes chaussettes, ta capote anglaise de la nuit, ta Swatch, ton porte-monnaie, et tu t’apercevras qu’ils sont mangeables. Le miracle ! Les famines nombreuses conjurées par l’huile bouillante !
Juste comme on atteint ce pays surprenant, notre camionnette rend l’âme. Genre infarctus, si tu vois. Le moteur a une intense crispation. Il émet une plainte d’arrachement. Et puis il déclare forfait.
— C’est quoi, comme marque ? demande calmement M. Blanc.
Bonne question ! A laquelle je ne saurais répondre. Elle n’a plus d’identité, cette carcasse. C’est de l’épave non identifiable.
— Je raconterai partout que c’était une Peugeot, fais-je, gagné par un élan patriotique. D’ailleurs, qui sait si ça n’en est pas une pour être capable d’un pareil exploit ?
Je croise mes bras sur ce qui subsistait du volant.
— Eh bien, voilà, fais-je. Après la Croisière Jaune de Citroën, il fallait vivre cette épopée.
— D’autant que la récompense était au bout ! ricana Jérémie.
— Pardon !
— Regarde là-bas, à droite, dans ce restaurant, la table au ras du trottoir.
Je regarde. Vois.
Mon âme s’élève à toute vibure jusqu’au Seigneur qui n’a plus qu’à la cueillir entre le pouce et l’index.
Lassale-Lathuile et sa blonde amie sont en train de bouffer un plat de truman kapok en se regardant dans le blanc des œufs. Il lui caresse le dos de la dextre du bout de sa senestre.
Ainsi donc, mon pressentiment était fondé (et même fondé de pouvoir !) : le couple est bien venu s’installer au sultanat de Kelbo Salo ! Ô joie étincelante du triomphe, comme tu nous réchauffes bien l’âme et sais galvaniser notre énergie !
— The foot ! balbutié-je.
— Que décide le grand chef blanc ? demande Jérémie.
Je mate alentour, avise un petit hôtel sur ma gauche.
— Je vais aller retenir une chambre double à l’hôtel Pôv Kong ; toi tu resteras en planque et tu filocheras nos tourtereaux quand ils quitteront le restau. Comme Lassale-Lathuile me connaît, il n’est pas pensable que j’accomplisse le boulot.
Je quitte la camionnette pour toujours, vu qu’elle est définitivement out et moi pas.
Le Pôv Kong n’est pas le Hilton. Tant sans faute. La réception ? Une grande salle peinte en rouge et vert, avec un bar, un juke-box, des tables en bois verni, une banque constellée d’affiches touristiques et l’inévitable garuda de service sur un socle. Quelques marionnettes hideuses accrochées au mur et voilà !
Derrière la banque, un gonzier boit de la bière en boîte sous les pales harassées d’un ventilateur. C’est un petit crevard couleur merde d’hépatique, qui croit porter la barbe parce qu’il a laissé pousser sept poils à son menton (je les ai comptés). Curieux comme ils sont généralement imberbes, les Asiatiques. Le système pileux naze en plein. Leurs poitrines mâles, juste un ou deux filaments comme ceux que t’abandonnes dans ton bidet à chacune de tes blablutions.
Lui, ses sept poiluchards lui confèrent une personnalité. Il se prend pour Confucius. Mais moi, je trouve cette maigre végétation plutôt débectante. Je la découvrirais dans mon potage au poulet, je gerberais instantanément !
Je lui explique que j’aimerais une chambre à deux lits. Il boit une gorgée de bibine et me rote un grand coup dans les naseaux.
— Après vous s’il en reste ! lui dis-je.
Il m’explique alors qu’une chambre à deux pieux, oui, d’accord, mais pour cette nuit seulement et qu’il faudra déménager demain, biscotte tout l’hôtel est loué pour la fête du couronnement.
Tu me connais ? Ni une ni deux, l’Antoine.
Je tire un bifton de cinquante dollars et l’étale sous son nez.
— Vous avez déjà vu un machin comme ça ?
— Sur la couverture d’un livre de Sulitzer, il répond. Mais dans la réalité, jamais.
— Vous seriez chiche de convertir cette coupure en roupies de sansonnet ?
— Non, mais en roupies indonésiennes, certainement.
— Si vous pouvez me laisser la chambre demain encore, ce billet est à vous.
Il hoche la tête, feuillette son grand livre. Puis, prenant une bonne décision, il biffe une ligne dans ses réservations.
— C’est comment, votre nom ?
Je le lui dis et il l’inscrit au-dessus de la rature.
Je dépose alors la photo du général Grant sur son sous-main. Le caméléon met davantage de temps à gober un insecte que lui à enfouiller le talbin. Avec ce viatique, il va pouvoir : faire opérer sa vieille mère de la vésicule biliaire, marier sa jeune sœur, s’offrir une mobe, repeindre son appartement, se faire sucer par les putes du coinceteau, acheter des actions Bouygues et s’associer avec le patron de l’hôtel.
La question du logement étant réglée, je vais me reposer un brin en attendant des nouvelles du noiraud.
Du point de vue sanitaire, j’ai vu mieux. La douche coule goutte à goutte, ce qui te contraint à un séjour prolongé sous son pommeau de zinc qui ressemble à une fleur de tournesol dépétalée. Une savonnette de la dimension d’un caramel, mousse miséreusement sur ma peau irritée par le fatigant voyage. Le rideau de plastique ne tient plus que par un seul anneau et pend de la tringle comme un drapeau de reddition au bout de son bâton. Pour me rincer, tu parles d’un jeu de patience ! Agacé, je décide de me rabattre sur le lavabo.
Juste que je déquille du bac, j’aperçois une silhouette dans la chambre, dont j’avais laissé la porte entrouverte puisqu’elle ne comporte pas de serrure. Sur l’instant, je me dis qu’il doit s’agir de la femme de chambre. Mais que ferait-elle dans une pièce qui ne comporte que deux lits bas, une table, une chaise et une armoire murale ?
Mes sens en alerte, comme on écrit toujours dans ces romans d’action qui foutent de l’urticaire aux critiques dits littéraires, je m’approche en tapis noir pour en savoir davantage sur les Indonésiens qui bougent.
Et sais-tu ce dont j’aperçois ?
Ecoute, je veux bien t’y dire, mais tu vas te tapoter la barbichette comme quoi je te bourre la caisse. Sceptique à ton point, y a qu’une fosse d’aisance ! Et encore, elle a un petit « c » de moins !
Mais moi, la vérité prime tout ! Libre à toi de ne pas me croire, Magloire. Je vais mon train et c’est pas un enfoiré de ta basse espèce qui me détournera le cours de la sincérité. Je pars du principe que l’homme qui dit vrai finit toujours par triompher.
Alors, bon, ouvre tes baffles en grand.
Dans ma pauvre chambre de pauvre hôtel, vient de s’introduire un mec vêtu d’un jean et d’un T-shirt blanc. Il tient à la main une petite cage grillagée à l’intérieur de laquelle se trémoussent deux petits reptiles brunâtres. L’homme est ganté. Il sort de sa poche arrière, une petite bombinette du genre spray et l’actionne sur la cage. Les deux serpents ne tardent pas à s’immobiliser. Alors, l’étrange visiteur soulève un coin du drap, au pied du lit, ouvre la cage, coule sa paluche dedans afin de cueillir l’un des reptiles et le glisse à l’intérieur de mon pucier. Il rajuste le drap, passe au second plumard et renouvelle l’opération. Sympa ! Je te parie tes génitoires contre mon stylo Bic que les deux serpenteaux appartiennent à une espèce venimeuse et que si je m’étais zoné avec un tel locataire, j’aurais pris le T.G.V. pour Nécropole City.