Il s’aperçoit du cadeau et alors, c’est l’épouvante glacée, le renoncement éperdu. E’ Loi sait qu’il est déjà rectifié. Il reste debout entre les deux plumards, les yeux exorbités sur cette espèce de lanière sombre accrochée à sa jambe. Puis ses lèvres se retroussent, son regard s’éteint, il glisse lentement le long de lui-même et meurt sur le tapis de raphia.
L’esprit d’E’ Loi vient de s’envoler !
GUÈRE ÉPAIS
Après avoir carbonisé le deuxième serpent, je replace les reptiles dans leur cage et me prends à réfléchir. Que faire de ce nouveau cadavre qui m’échoit ?
La lumière se fait toujours dans mon cerveau. Curieux comme un rêveur de mon espèce est capable de se montrer pragmatique à l’occasion. Mes délirades les plus fumeuses finissent inexorablement par déboucher sur du concret.
Ainsi, tandis que je mate le petit corps convulsé, une image me vient, un paysage pour être précis, celui que j’ai aperçu par la fenêtre de ma salle de bains, à savoir un champ en friche s’étendant à l’arrière du motel. Je me dis qu’il me suffira de passer le cadavre d’E’ Loi par la fenêtre, après lui avoir remis son pantalon, puis de contourner le bungalow pour l’aller récupérer et le traîner dans le champ. Je l’abandonnerai dans les hautes herbes, non sans avoir ressorti les serpents de la cage pour les placer sur lui. Ainsi, comme il est défunté d’une morsure venimeuse, les choses paraîtront-elles claires à ceux qui le découvriront dans cette posture.
Content de moi, j’entreprends de rhabiller le gonzier et le traîne d’ores et déjà dans l’humble salle d’eau. Ne me reste plus que d’attendre Jérémie d’abord, la nuit ensuite, afin d’agir le plus confortablement possible.
Une belle et forte période méditative succède, qui me fait passer par des phases contradictoires. Tantôt je suis abattu à la perspective d’être condamné et harcelé par cette société secrète chinoise, le Suey Sing Tong, tantôt j’éprouve des élans galvanisateurs en constatant que la providence veille et que je me sors régulièrement des sacs d’embrouilles fomentés contre moi. Courage et vigilance ! Foi en soi et en son bon droit ! Bayard des temps nouveaux, je triompherai.
Vaincu (ou vingt cons, je ne suis pas sectaire), je glisse dans une somnolence qui finit par devenir du vrai sommeil en bonne et due forme. C’est l’arrivée de M. Blanc qui m’en extrait.
Il relourde et dit en s’écroulant sur la chaise :
— Je suis exténué ; j’ai besoin d’une bonne douche.
— Exact, admets-je, tu sens la litière de lion que l’on n’a pas changée depuis huit jours.
Il hausse les épaules.
— Faudra qu’un jour je t’emmène passer des vacances à Jébobola, mon village natal, qu’on te fasse un peu chier, mes potes et moi avec ta blancheur Persil et ton odeur Cadum.
— Du nouveau, fils du fleuve ?
— Le couple infernal est descendu à l’hôtel Tâpatouvû qui est le plus luxueux du patelin.
— Le plus luxueux ou le moins dégueulasse ? demandé-je en suivant le cheminement d’un gros insecte noir au plafond.
— Mais avant de s’y rendre, dit Jérémie, Lassale-Lathuile s’est livré à une opération assez étrange. Il a gravi toutes les marches du temple de Tankilyora Deshôm, situé en face du palais, pendant que sa bonne femme l’attendait, au pied de l’édifice, un livre à la main. Il est monté jusqu’au gros bouddha de pierre qui termine la construction. Celui-ci est creux et ton contrôleur s’est glissé à l’intérieur.
— Je suppose que tous les touristes doivent avoir cette réaction ?
— C’est probable, mais je me demande si tous y restent une demi-heure.
— Il est resté une demi-heure dans ce bouddha creux ?
— Pour le moins. Sa gonzesse lisait patiemment en l’attendant.
— Il serait intéressant de voir à quoi ressemble ledit bouddha.
— Je m’y suis rendu. Cent quarante-quatre marches, je te recommande l’exercice !
— Et alors ?
— Alors, rien. Zéro. C’est vide, il n’y a que des papiers de chewing-gum ou de cigarettes. J’ai même déniché une capote anglaise racornie et un tube de rouge à lèvres écrasé, c’est tout.
— Qu’est-il allé fabriquer dans la statue ?
— Observer le palais, probable, car la vue y est imprenable.
— Il avait un appareil photo ?
— Tiens, oui, en effet.
— Il a dû s’offrir son petit reportage ; l’endroit se présente comment ?
— Cela forme une énorme cloche. A vrai dire, l’on peut se tenir entre la statue et les parois de la cloche de pierre qui sont ajourées.
— Et après la visite au bouddha ?
— Ils ont fait quelques emplettes dans la rue marchande, ensuite ils ont regagné leur hôtel.
— Quel genre d’emplettes ?
— Un grand couffin d’osier et des cartes postales. Bon, je me paie une douche, j’en rêve depuis des heures.
Moi, farceur comme tu me sais, je le laisse faire. Il se dessape entièrement et pénètre dans la salle d’eau. Je m’attends à l’entendre glapir et à le voir réapparaître en vitesse, mais point. Le bruit de batteuse de la douche retentit. Tiens, il a plus de chance que moi car l’on entend couler de l’eau en abondance : la pression a dû revenir. M. Blanc chante. Ça fait un peu mélopée car c’est un truc des rives du fleuve Sénégal. Quand il réapparaît, ruisselant, beau comme un dauphin, mais plus noir qu’un dauphin, essuyant son corps athlétique avec une serviette déchiquetée grande comme un mouchoir de boche, il me demande, enjoué :
— C’est qui, le petit bonhomme mort ?
Sans s’émouvoir, l’artiste. Comment qu’il m’a bité avec son flegme, le Britiche chocolat.
Je lui raconte l’anecdote et la manière dont j’envisage de me séparer de ce client inattendu. Il approuve.
— Tu as raison. Mais, franchement, elle n’est pas de tout repos ton enquête. Le jour où tu es allé tirer la femme de ce contrôleur, tu aurais mieux fait de t’embourber ta bonne espagnole (il est au courant pour Maria). On va bien finir par se faire aligner, à force !
— Prenons les devants, soupiré-je. La meilleure défense, c’est l’attaque !
C’est vachement clitoresque (Béru dixit), le marché aux zoziaux. Imagine des venelles bordées de cages de bois et de cahutes, au sol fangeux, grouillant d’une populace en effervescence. Sur un demi-hectare, des volières rudimentaires où se trouvent rassemblées des centaines d’espèces de vertébrés ovipares couverts de plumes, à respiration pulmonaire, à sang chaud, dont les membres postérieurs servent à la marche et les membres antérieurs au vol. On trouve de tout, que dis-je, TOUT ; ! Des coqs de combat, des garudas (vivants), des pigeons teints en violet, des perroquets muets, des bengalis, des oisons, des dindes blanches, des canaris, des flamants, des corbeaux, des aigles, des perncoptères, des souïmangas, des toucans, des tout-cons, des épeiches (à la traîne), des cygnes chanteurs, des chœtocerques bourdons, des épimaques superbes, des tichodromes, des macareux, des grands tétras, des autruches, des pingouins, des hirondelles, des tourterelles, des grands-ducs, et jusqu’à l’aigle du drapeau ricain avec son air si con.
Les oiseaux sont en forte majorité, mais on y découvre également des chatons, des chiots, des singes, des agneaux, des cabris, des fourmiliers, des agnostiques, des tubars, des chtouillés, des grimaldi, des épisodiques, des concaves, des souris blanches, des rats musqués, des rats musclés, des écureuils, des porcs, des cochons, des pourceaux, des gorets, des cochons d’Inde, des hamsters Grimblat, et des criquets destinés à nourrir une majorité des zoziaux à vendre. L’endroit pue la fiente, la sanie, la plume, le grenier à grain, la ménagerie livrée à elle-même et la populace négligée.