Nous sommes sollicités par les vendeurs qui nous proposent leur camelote vivante avec une fiévreuse insistance.
Des gaziers furtifs suggèrent de nous organiser des combats de coqs de trois minutes pour cinq dollars. Les volatiles, couverts de plaies et de plaques, attendent sous des claies d’osier. Mais nous deux, M. Blanc et messire Bibi, on refuse ces sanguinolentes distractions. On va, de marchand en marchand, demander où habite un dénommé E’ Loi. Personne ne semble le connaître. Peut-être prononcé-je mal son nom ? Pourtant je reproduis fidèlement les deux syllabes que l’homme aux serpents m’a lancées.
L’homme aux serpents !
Trait de lumière ! Dès lors, au lieu de réclamer E’ Loi, je demande s’il existe dans ce monde animalier un marchand de serpents. Une petite femme rachitique, couchée sur des sacs, près des poulets étiques qu’elle vend, nous indique le chemin à suivre pour trouver le logis de l’un des rares marchands de reptiles de ce singulier marché.
Sans trop d’encombres, nous finissons par découvrir une cabane de planches, peinte en vert, aussi déglinguée que les autres constructions. Un vieux mec se tient assis devant la porte, en train de manger un bol de riz qu’accompagnent des denrées nauséabondes. Manque de pot, il ne parle pas l’anglais.
— Laisse-moi faire, intervient Jérémie.
Voilà mon pote qui s’accroupit devant le vieillard, et commence à lui esquisser des mimiques ponctuées d’onomatopées. Le dabe paraît entraver le discours. Lui aussi pousse des cris brefs et fait des gestes avec ses baguettes.
— Tu peux me traduire, grand ?
— Il nous propose de visiter sa collection de reptiles à l’intérieur pendant qu’il finit de bouffer. Prière de ne pas toucher car il y a des clients venimeux.
— Il connaît E’ Loi ?
— Il dit que c’est son fils, mais qu’il n’est pas encore rentré.
— Donc, nous avons frappé à la bonne porte. Il va falloir trouver un véritable interprète car je doute que tu puisses communiquer avec lui quand on abordera le chapitre des subtilités.
— Quelles sont-elles ? s’enquiert Jérémie avec hauteur.
— Eh bien j’aimerais savoir pour qui travaille E’Loi et où l’on peut trouver ses employeurs. Logique, non ?
— Je vais le lui demander.
Nouvelle séance de morse, de grimaces et de sons gutturaux.
— C’est quoi, ton dialecte ? m’intéressé-je.
— Celui qu’on emploie en Afrique pour communiquer avec des individus isolés dans la brousse.
La séance se poursuit, bizarre autant qu’étrange. Le vieillard continue de torturer sa pitance calamiteuse. S’interrompant pour répondre brièvement à M. Blanc.
J’attends patiemment, intéressé par cet échange du premier degré (et de l’âge du feu).
— Il dit que son fils ne lui parle pas de ses occupations, résume Jérémie.
Je pénètre dans la boutique et des frissons me viennent de partout à la vue de tous ces reptiles rassemblés derrière des grillages plus ou moins bien ajustés. Depuis le boa jusqu’à l’orvet, tu disposes d’une gamme variée. Mais ce qui m’intéresse, c’est de découvrir, dans l’une des cages des bestioles identiques à celles dont E’ Loi a garni nos puciers.
— Comment se fait-il que les marchands que nous interrogions prétendaient ne pas connaître le fils du vénérable bonhomme ? remarqué-je. Les deux hommes doivent être réputés étant donné qu’ils sont à peu près les seuls à faire commerce de serpents ?
— Tu oublies que nous sommes des étrangers et qu’E’ Loi faisait partie d’une société secrète. La chose doit se savoir par ici et les gars ferment leurs gueules. Nous avons eu raison de nous adresser à une femme, moins méfiante, donc moins prudente.
— Tu penses que l’ancêtre est sincère lorsqu’il prétend ignorer les activités de son garçon ?
— Mes couilles, oui ! répond M. Blanc qui, décidément, se dévergonde à mon contact.
Et puis bon, que je te fasse rire. A l’instant où nous nous apprêtons à vider les lieux, voilà deux types qui se pointent. Des Chinetoques. Ils portent des blousons de toile et des jeans. L’un d’eux est chauve comme l’œuf de Christophe Colomb, le deuxième a des lunettes et un pétard à silencieux en guise de parapluie. Il en dirige le canon bricolé dans notre direction, prêt à composter le premier de nous deux qui ferait un geste téméraire.
Le vieux rentre, portant son bol vidé de nourriture. Il ne regarde personne et passe dans la partie logement de sa cagna. Espèce de bonze pourri ! Il nous a eus, l’ancêtre, avec ses airs absents.
— Que nous voulez-vous ? demandé-je aux joyeux arrivants.
Comme si je l’ignorais, ce qu’ils veulent ! Nous buter, tout simplement, puisque notre mort a été décidée par le Suey Sing Tong. Vont-ils le faire ici ? That is the question. La mienne reste sans réponse.
Le chauve va rejoindre pépère dans son gourbi et ils se mettent à parlementer.
Moi, je décide que nous devons jouer notre va-tout.
— C’est notre argent que vous voulez ? insisté-je, chiquant les naïfs. J’ai un millier de dollars sur moi et suis prêt à vous les remettre. Tenez !
Et je coule ma main dans ma poche pour cramponner la liasse de talbins qui s’y trouve. Je la sors vivement et la jette aux pieds du flingueur.
Il est dérouté par ce geste, hésite. L’espace d’un éclair, il décide que c’est bon à enfouiller, mille dollars, en dehors de son acolyte. Alors il se baisse, sans cesser de nous braquer, mais il va bien falloir qu’il jette un regard sur les piastres avant de ramasser la liasse, histoire de la situer. Ça se joue à la fraction de seconde. Jérémie est plus rapide que ma pomme. Juste que le gars opère ce fameux regard, il bondit et lui shoote un coup de tatane à la mâchoire. Le mec tire mais la balle fait voler la terre battue de la boutique. Pour ma part, je saute à pieds joints sur la main qui tient l’arme. Ça craque.
Le chauve réapparaît. Il porte la paluche à l’intérieur de son blouson. M. Blanc a déjà attrapé une cage bourrée de reptiles et la lui fracasse sur le dôme. Son crâne ovoïde passe à travers le grillage et les serpents, intéressés, s’entortillent autour de sa frite. Le gazier se met à couiner comme un rat jaune qui vient de se coincer la queue dans un mixer.
J’ai ramassé le pétard du premier tagoniste. Le gus s’est redressé d’une détente souple, malgré sa main droite écrasée et me porte une clé chinoise au visage : deux doigts en fourche. Dans les carreaux ! Salaud ! Je suis aveugle ! Je braque le manchon d’acier du silencieux au creux de son bide au jugé, et j’en libère deux qui lui font exploser les entrailles, ça se met à puer les chiottes qu’on vidange.
Jérémie s’est précipité dans l’arrière-échoppe, il a ceinturé le marchand de serpents et me l’amène. Moi, penché en avant, je pleure tout ce qui s’ensuit, des larmes de sang, tant tellement qu’il a failli m’énucléer, Chou Far-Ci. Ça me brûle dans les orbites jusqu’au rectum (de Savoie).
— Il t’a crevé les lotos ? demande M. Blanc.
— J’en ai peur ; je n’y vois plus rien et ça me fait un mal infernal.
— Montre ?
Je laisse tomber mes mains. Il regarde.
— Attends, je m’occupe du grand dabe et je te soigne. Je vais te faire le pudu duku comme on le pratique dans mon village.
J’attends. Je ressens des élancements dans mon crâne. Il y a des zébrures incandescentes qui me fulgurent la tronche. Et de chialer à perdre haleine, bordel !
Un fracas retentit.
— Que se passe-t-il, Jérémie ? imploré-je.
— Le chauve qui déclare forfait. Les serpents — viennent de lui régler son compte.