Deuxième fracas.
— Et ça, c’est quoi, grand ?
— Je viens de foutre le vieux k.-o. pour être tranquille.
Je l’entends farfouiller, à côté. Il s’affaire, remue de la vaisselle, fait couler de l’eau. Puis revient s’occuper de mes pauvres yeux.
— Lève la tête !
Je.
— Ça va te faire mal, mais c’est radical.
Il soulève l’une de mes paupières et me colle sur la rétine quelque chose de gluant. Pas joyce ! Pareil pour l’autre mirette. Je geins.
— Ne touche plus et reste cinq minutes tranquille, Sana.
— C’est quoi, ta charognerie ?
— Un onguent rapidement fait avec de l’huile, un jaune d’œuf et de l’urine.
Je sursaute.
— Mais, bonté céleste, la pisse constitue votre panacée, à vous autres, les bougnes ! Y en a dans toutes vos décoctions !
— N’empêche qu’on guérit, mon pote ! Te faut considérer la finalité des choses. Dans cinq minutes, tu te rinceras l’œil et tu auras recouvré la vue !
Ainsi fut fait.
Un peu trouble et cuisante, vacillante aussi, la réalité sinistre m’est bientôt rendue. Je vois les deux Chinois morts. Plus des reptiles que Jérémie a écrasés parce qu’ils se barraient de leur cage disloquée. Sans parler de pépère toujours groggy car M. Blanc possède une droite à côté de laquelle celle de Cassius Clay n’était bonne qu’à donner des chiquenaudes.
Beau temps pour les calliphores[9]. Maintenant c’est Verdun entre le Suey Sing Tong et nous ! On leur a offert, en trois séances, une espèce de massacre de la Saint-Valentin, aux Chinetoques ! Franchement et en toute objectivité, je nous donne pas une chance sur cent trilliards de ramener nos abattis à Pantruche autrement qu’en cercueils plombés. Ils nous cernent. Ils nous possèdent !
— On fait quoi ? s’inquiète Jérémie.
Et moi :
— Le facteur chance n’est guère épais, en ce qui nous concerne, mon pauvre Noirpiot.
Il hausse les épaules. Ça, il le savait, merci. Alors de répéter sa question :
— On fait quoi ?
— On reste ici ! lui dis-je. Du moins pour l’instant.
LES SOURIS ET DES ZOBS
Derrière la case du snack-shop, l’est une courette pestilentielle où s’entasse un fourbi effrayant. D’abord, y a les chiches, et ça, comme bouquet d’Orient, tu peux pas rêver mieux ! Un trou plein de merde avec un bout de tôle devant. Puis un poulailler branlant où s’entassent des volailles étiques et déplumées. Ensuite un tas de fumier nauséabond. Et puis des ferrailleries tellement rouillées et mutilées qu’on ne peut plus reconnaître leurs origines.
Jérémie et moi, nous allons jeter sur le tas de fumier les deux carcasses qu’on recouvre ensuite de plaques de tôle. Puis on s’installe dans la masure du vieux, lequel est ligoté dans un coin noir et un peu bâillonné de surcroît.
Nous décidons de rester placardés chez monsieur pour y attendre des temps meilleurs et d’organiser un tour de garde afin de n’être point pris au tu sais quoi ? Dépourvu !
Son logis se compose d’une pièce commune, sale, miséreuse, sans eau courante, où les ustensiles de cuisine et le mobilier sont si rudimentaires qu’on aimerait y foutre le feu afin de repartir de zéro. Ladite pièce comporte un renfoncement où s’alignent trois lits en planches recouverts de nattes de raphia et de couvertures grises. La vermine doit s’en donner à cœur joie !
On trouve du riz à l’eau dans un chaudron, des œufs dans un panier et on se confectionne un frugal repas destiné à colmater nos brèches les plus criardes.
Il fait nuit lorsque nous avons achevé de claper, car il n’y a presque pas de crépuscule dans cet admirable pays et le jour le cède à l’obscurité en moins de rien.
— Je vais prendre le premier tour de veille, annoncé-je, essaie d’en écraser un peu pendant ce temps.
Jérémie ne se le fait pas confirmer par lettre recommandée avec accusé de déception. Qu’aussitôt, voilà sa grande carcasse sombre allongée sur l’un des lits-bat-flanc. L’obscurité se fait dans le recoin car il a fermé ses yeux, ce qui revient à éteindre les deux phares d’une bagnole ! Cher brave ami à la souple démarche, aux cheveux à ressort, au pif en éteignoir de cierges, aux lèvres en forme de gants de boxe joints pour une supplique. Dors, vaillant compagnon ! Dors, mon bel animal de la chère Afrique !
Le vieux maugrée derrière son bâillon enfoncé profond dans sa cavité buccale vu qu’il a laissé son râtelier au vestiaire. J’espère qu’il va bientôt roupiller, lui aussi. La présence des serpents m’incommode. Tu parles d’une compagnie ! Avec les reptiles, si t’as pas la vocation, t’as plus que la ressource de serrer les miches.
Notre situation inconfortable me lancine la nénette. Traqués, réduits, acculés, terrés, guettés ! Ils vont nous finir à la mitraillette, je sens venir. Ça m’a l’air vachement puissant et ramifié, ce Suey Sing Tong. Que pouvons-nous entreprendre pour nous tirer de ce bourbier ? Dans une île et si loin de tout ! A qui demander de l’aide ? A l’ambassadeur de France ? Il ne peut se permettre davantage qu’il n’a fait, dans sa position. Alors ?
Je cesse de cogiter car quelqu’un toque à la porte de la boutique, laquelle est maintenue fermée par une traverse de bois tout comme les coffres de la Banque de France. Je me coule dans l’échoppe et vais risquer un œil par une fente. J’aperçois une jeune fille indonésienne menue et que le clerc de lune (dont il faut tirer la chose[10]) nimbe d’une lumière opportune. Jolie, ne dirait-on pas ?
Je mate soigneusement, pour si des fois elle représentait l’appât d’un piège à con, mais tout paraît calmos alentour. Bon, je délourde.
Elle entre en murmurant (en gazouillant devrais-je écrire si je n’étais pas aussi rustre) une phrase assez joyeuse de ton. Mais elle m’aperçoit et se chèvre[11].
— Klug wang moa l’po ! fait-elle, effarouchée.
— Vous oseriez me répéter ça en anglais, en français, en italien, en espagnol, en serbo-croate, en luxembourgeois, en belge ou un monégasque ? lui souris-je.
Elle rassemble quelques brindilles d’anglais que, néanmoins, je vais te traduire dans le français le plus pur, pas qu’tu te fasses chier la bite dans les supposes paralysantes.
— Qui êtes-vous et que faites-vous chez mon père ?
Ça, elle questionne.
— Je suis un compagnon de votre frère E’loi, impudé-je.
Ça la rassure. Je rajuste la pièce de bois et nous pénétrons dans le logis où vacille la courte flamme d’un quinquet.
Illico, elle entrave son dabe ligoté et regimbe.
— Kestang korfé Dukong elle s’oublie à protester.
— Pas de panique à bord, môme ! C’est une affaire d’hommes. Restez tranquille et tout se passera bien.
Tu sais qu’un quinquet n’a jamais suffi à éclairer chez Cartier un soir de Noël, n’empêche (comme dirait Melba) que, quand y a plein de nuit autour, il fait son boulot. Moi, cette petite flamme dansante, symbole (mettons six bols pour faire un compte rond) de vie, me permet de mesurer l’extraordinaire beauté de la jouvencelle. Quelle grâce ! Que de charmes ! Ce corps aérien, avec ses longues cuisses minces, ces seins menus mais fermes, ce regard en contravention[12], cette petite figure d’ange jaune aux merveilleuses pommettes ! Je m’en ressens d’emblée pour ce ravissant moustique. Elle porte une robe noire, fourreau, qui colle à son corps jusqu’aux fesses, qu’à partir de là elle est fendue sur les côtés et c’est bandant, ma pauvre dusèche, mais bandant à t’en faire éclater la fermeture Eclair du bénoche. Bandant au point que la poche de ton slip kangourou ressemble à une jardinière dans laquelle on aurait planté un baobab.
11
San-A, a probablement voulu dire qu’elle se cabre. Ce con écrit tellement vite !
12
Là, San-A. a voulu dire en amende ; mais faut pas qui croive que je vais lui corriger les fotes !