Là, elle interrompt sa mastication, mais comme elle n’est pas vitrier, ça ne tire pas à conséquence.
— Mon Dieu, ne me dites pas que c’est avec cette organisation que vous avez des problèmes ! s’écrie-t-elle.
— Hélas !
Elle se signe en haut et à droite.
— Le Seigneur ait pitié de vous, balbutie-t-elle. Je ne vais pas pouvoir vous garder davantage.
— Il n’est pas question que nous nous incrustions, ma belle amie. Je vais seulement vous demander un ultime service.
Egarée, elle me regarde, sans me voir dans toute ma splendeur, ce qui est dommage.
— Un service ?
— Rassurez-vous, il est sans danger. Je voudrais que vous alliez nous quérir un vélo-pousse-pousse, car c’est un mode de locomotion discret qui, ici, passe inaperçu.
— Oui, oui, tout de suite, s’empresse la brave veuve.
Elle enfile une jupe de toile blanche, un chemisier, et la voilà partie.
— Tu ne crains pas qu’elle nous trahisse ? demande Jérémie en vidant la bouteille de ketchup sur ses œufs trop frits.
— Et l’honneur britannique, qu’en fais-tu ? objecté-je.
Fectivement, Gwendoline se ramène à bord d’un véhicule flamboyant, dans les teintes orangées, vertes et bleues, sur la calandre et le toit duquel on a peint des danseuses sur fond de jungle. L’engin est pédalé par un jeune gars rigolard qui se trimbale les mollets de Bernard Hinault.
Nous prenons discrètement congé de la friponne, après moult remerciements ponctués d’effusions assez poussées, (jusque dans sa culotte).
— Le palais du sultan ! enjoins-je.
— Tout le monde y va ! annonce le gusman en se dressant sur ses pédales tandis qu’on se blottit sous le dais du véhicule.
Ces mecs, ils fonctionnent à l’énergie. L’avenir sera à eux, sois tranquille ! Acharnés à ce point, y a que les fourmis ! Ce qu’il faut comme huile de muscle pour transporter cent cinquante kilogrammes de viande avec un pousse-pousse à pédales, je te dis que ça !
Mais le petit mec, accrocheur comme un morpion (je pense à toi, Arsène), se moque de la charge et des dénivellations. Il enroule lentement, lance peu à peu son bolide et finit par atteindre une bonne vitesse de croisière. La journée du couronnement s’annonce belle. Soleil à Giono, la nature étincelle, les oiseaux chantent ; c’est la liesse populaire qui commence. Déjà, malgré l’heure matinale, la circulation est dense. Un flux de voitures (à moteur plein de chevaux et à chevaux pleins de gaz), de bécaks, de piétons, fonce en direction de la sultanerie.
Lorsque nous y parvenons, l’esplanade qui s’étend devant le palais est noire de monde (ce qui est manière de parler car tous les assistants sont habillés de couleurs vives). Devant l’immense portail doré à la feuille, on a étalé un kilomètre carré de tapis. Sur ces tapis est dressé un trône en argent massif (l’argent est l’une des richesses du pays), lequel trône est flanqué de fauteuils opulents, mais néanmoins plus modestes.
Et puis, après un espace libre, des rangées de sièges recouverts de velours pourpre ont été aménagées, attendant les fesses des invités de marque : envoyés du gouvernement, corps diplomatique, dignitaires en tout genre.
Déjà, des soldats de la garde privée du sultan commencent à assurer le service d’ordre. De lourds cordons rouges (Mumm) maintenus par des pieds de cuivre, ceinturent la partie de l’esplanade réservée aux cérémonies et aux danses. Les gardes veillent à ce que cette frêle barrière soit respectée. Elle l’est spontanément par les autochtones, certes, mais tu connais les touristes, Evariste ? Fouille-merde, ces gueux ! Toujours à suivre leur Nikon fureteur pour capter un max de diapos qui, par la suite, feront chier les aminches pendant les longues soirées d’hiver. Un touriste avec Nikon au cou, il se croit investi, possesseur d’un laissez-passer infaillible ; inexpugnable d’avoir cette cloche à vache en bandoulière, le con ! Qu’on le refoule, ça l’étonne, l’indigne. Sa boîte noire sur le burlingue le rend invincible ; que plus son téléobjectif est long, plus il se sent divinisé.
Le pousse-pousseur nous stoppe à l’orée de la populace, vu qu’il n’a pas le droit de rouler plus avant. Il me réclame une somme que je n’ai pas la patience de convertir en vraie monnaie ; je lui en remets le dixième et il baise mes genoux de reconnaissance.
Moi, la seule chose tracassante, disons-le, c’est M. Blanc. Noir à ce point, il passe aussi inaperçu qu’une mouche dans un bol de riz, le Sénégaloche. Ici, les gens sombres pullulent, certes, mais des tout noircicauds, y en a pratiquement pas. C’est le rayon des citrons, pas celui des radis noirs. Alors on risque d’être retapissés, fatal. Moi, avec mon reliquat de pistil et mon bitos pointu, je me fonds dans la multitude ; mais Jéjé, bernique.
— T’en fais pas, murmure-t-il, ayant surpris mon regard critique.
— Quoi donc ?
— Attends-moi au temple et réserve-moi une place sur les marches !
Il disparaît. Comme il l’a implicitement conseillé, je me dirige vers le temple qui fait face au palais. Des grappes humaines le transforment déjà en une treille bigarrée. Toutefois, il reste encore pas mal de surface disponible. Je choisis un emplacement permettant d’avoir une vue d’ensemble et y installe mon bivouac.
Je guigne à z’œils perdus les environs, m’attendant à voir surgir Lassale-Lathuile et sa rombiasse. S’ils sont venus à Kelbo Salo, c’est fatalement pour mater les fêtes du couronnement, me dis pas le contraire, Hilaire. Fréquemment, je lève la tête en direction de l’énorme cloche de pierre recelant le bouddha qui coiffe l’édifice, m’attendant à y voir déboucher mon surprenant contrôleur, mais je ne distingue rien.
Voilà soudain un gaillard qui prétend s’asseoir contre moi.
— La place est retenue ! lui dis-je dans les différents dialectes exigés aux épreuves du bac.
— Je sais, merci ! répond en français M. Blanc !
Car c’est lui ! Passablement modifié !
— Où as-tu trouvé ce fond de teint, Frégoli ?
— Tu n’aperçois pas ces baraques foraines, là-bas ? Nous sommes passés devant en venant ici. Un type vendait des petits avions de fer blanc qu’il doit fabriquer soi-même et il avait la gueule peinturlurée. Pour un dollar, il m’a prêté ses fards. Me voici arlequin, et non plus nègre, mon pote ! J’attire l’attention, donc je passe inaperçu !
— Bravo ! complimenté-je.
— Du temps que j’y étais, j’ai même acheté deux boîtes de bière ; on devrait les boire pendant — qu’elles sont encore tièdes.
On gorgeone dans la chaleur croissante. Pas un pouce d’ombre ! Le soleil fait face et celle du temple s’étend loin derrière nous.
La foule croît et se multiplie. Il en surgit de partout. Tu dirais une inondation humaine.
Et puis voilà les officiels en grandes tenues et chamarrures, médaillés complet, galonnés ; avec leurs gonzesses fanfreluchées. Ça enfle, moutonne, s’épaissit. L’esplanade est un gigantesque toast qu’on tartine de caviar. Bientôt, on ne voit plus, du sol, que la partie recouverte de tapis s’étendant entre les sièges des invités et le trône. Le brouhaha monte à nous en casser les couilles et les oreilles. Dans cette langue indonésienne, je te le recommande. On dirait des grelots agités !
Soudain, à l’intérieur du palais, retentit un immense carillon de cloches. Dans les graves ! Ça te résonne au creux du bide et te fêle les tympans. On devrait jamais se déplacer sans ses cotons-tiges, manière d’étancher le raisin qui te sourd des portugaises dans de pareils cas.
Des musicos somptueusement vêtus de soie orange débouchent en jouant de leurs bizarres instruments : cloches, tambours, troncs de bambou évidés, flûtes, casseroles et je ne sais quoi encore ! L’allure est lente, donc majestueuse. Ils se pointent sur le vaste terre-plein et s’accroupissent sans cesser de musiquer. Leur succède un cortège à cheval (tous les chevaux sont blancs) composé d’officiers de la garde. Il vient se placer sur les côtés, en demi-cercle.